SUR LES MORTS DES PERSÉCUTEURS

Lactance (Lucius Cæluis Firmianus Lactantius)
écrit en 314 ou 315

1. — Enfin, mon cher Donat, le Seigneur s'est laissé toucher par tes prières et par celles des frères qui ont à jamais signalé leur foi par une confession glorieuse. La paix est rétablie en tous lieux, l'Église abattue se relève, et le temple ruiné par les impies va surpasser sa première splendeur. La Providence nous a donné des princes qui ont rapporté les édits sanguinaires des tyrans, et qui prennent soin de la vie de ces hommes qui, ayant dissipé les ténèbres des siècles passés, font briller pour nous la lumière de la paix. Après les ballottements d'une tempête effroyable, l'air se purifie et nous jouissons de la clarté désirée. Dieu tend une main secourable aux malheureux, il sèche les larmes des affligés, ses ennemis sont terrassés, ceux qui avaient détruit son temple sont détruits à leur tour; ces misérables qui se sont enivrés tant de fois du sang chrétien ont exhalé leurs âmes scélérates au milieu des supplices qu'ils avaient si justement mérités; car le Tout-Puissant n'avait différé leur châtiment que pour laisser un témoignage évident qu'il n'y a qu'un Dieu, et que, par des morts terribles, il sait tirer vengeance de ses ennemis superbes et impies. Ce sont ces morts que j'ai le dessein de raconter. La perte des ennemis du nom de Dieu ne laissera personne douter de sa majesté et de sa puissance. Je le montrerai par le récit des châtiments sévères dont le Juge céleste a usé contre les persécuteurs qui ont affligé l'Église depuis l'origine.

Il. - L'histoire nous apprend que sur la fin de l'empire de Tibère, le vingt-troisième de mars, sous le consulat des deux Geninii, notre Seigneur Jésus Christ fut mis en croix par les Juifs; qu'après trois jours il sortit du tombeau, qu'il réunit ses disciples dispersés par la frayeur que son arrestation leur avait causée; qu'il demeura quarante jours avec eux; que pendant ce temps il leur ouvrit les yeux et leur éclaircit plusieurs passages obscurs des Écritures; qu'il leur donna des lois, les forma à la prédication de l'Évangile et régla toute la discipline du Nouveau Testament; qu'ensuite un tourbillon l'enleva et le ravit dans le ciel. Les disciples, qui, après la trahison de Judas, se trouvèrent réduits à onze, s'étant associés Paul et Mathias, répandirent l'Évangile par le monde, ainsi que Jésus le leur avait ordonné, et durant vingt-cinq années, jusqu'au début du règne de Néron, ils jetèrent les fondements de l'Église dans toutes les provinces de l'empire romain. Néron régnait lorsque saint Pierre vint à Rome. Ce grand apôtre, par la vertu des miracles que Dieu lui donnait la force d'opérer, gagna plusieurs païens et éleva au Seigneur une demeure fidèle et durable. Néron, apprenant le progrès journalier de la nouvelle religion à Rome et dans les provinces et la décadence de l'ancienne, résolut de détruire cette demeure. Il fut donc le premier qui déclara la guerre aux serviteurs du vrai Dieu. Il fit mettre en croix saint Pierre et fit tuer saint Paul; mais ce ne fut pas impunément, car le Seigneur regarda la désolation de son peuple. Néron, précipité de faîte de sa grandeur, disparut soudain, en sorte que l'on ne put même découvrir le lieu de sa sépulture. Quelques rêveurs répandirent l'opinion que Dieu le conservait en vie pour servir de précurseur à l'Antichrist et être le premier et le dernier persécuteur des fidèles, selon la prophétie de la Sibylle, qui dit que le fugitif, matricide, viendra des extrémités du monde.

III. — Peu après apparut un autre tyran, — Domitien — aussi cruel que Néron. Quoique son règne fût odieux, il ne laissa pas d'opprimer longtemps et impunément ses sujets. Il osa enfin se prendre à Dieu même et suivre l'inspiration de Satan qui l'animait contre les justes; mais il tomba aux mains de ses ennemis qui le châtièrent de tous ses crimes. Sa mort ne satisfit point leur vengeance; elle s'attacha à faire abolir jusqu'à sa mémoire. Quoiqu'il eût fait construire plusieurs édifices d'une
merveilleuse beauté, qu'il eût restauré le Capitole et un grand nombre d'autres monuments de la splendeur romaine, le Sénat décréta l'abolition de son souvenir, fit briser ses statues, effacer toutes ses inscriptions, et par de sévères décrets couvrit son nom d'un opprobre éternel. Tous les actes de ce déplorable empereur ayant été rapportés, l'Église non seulement recouvra son ancienne splendeur, mais encore elle brilla d'un nouvel éclat, et durant le règne des bons empereurs qui gouvernèrent l'empire, elle se répandit dans les provinces de l'Orient et de l'Occident, et il n'y eut pas de contrée où la vraie religion ne pénétrât, de nation si farouche qui ne s'adoucît par la prédication de l'Évangile. Mais cette longue paix ne dura pas.

IV. — Après plusieurs années de repos, l'exécrable Dèce attaqua l'Église; car quel autre qu'un méchant se déclarerait contre la justice ? Comme s'il ne fût parvenu à l'empire que pour persécuter les chrétiens, aussitôt qu'il fut le maître, sa fureur s'emporta contre le Christ. Ce fut ce qui hâta sa perte. Comme il faisait la guerre aux Carpes qui s'étaient emparés de la Dacie et de la Mœsie, il fut cerné par ces barbares qui le tuèrent, ainsi qu'une partie de son armée. Son corps eut pour sépulture le ventre des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, ainsi qu'il convenait à un ennemi de Dieu.

V. — L'empereur Valérien agit de même, et son règne, quoique court, coûta beaucoup de sang aux fidèles. Mais Dieu lui réserva un châtiment tout nouveau, pour témoigner devant la postérité du sort qui attend les méchants en châtiment de leurs crimes… Fait prisonnier par les Perses, ce prince perdit non seulement l'empire dont il avait abusé, mais encore la liberté qu'il avait ravie à ses sujets. Lui-même passa le reste de ses jours en servitude, car toutes les fois que Sapor, roi de Perse, voulait monter à cheval, il commandait à ce malheureux de se courber et mettait le pied sur son dos. Il le raillait, et lui faisait observer que son esclavage était une réalité, tandis que les triomphes que l'on faisait peindre à Rome n'étaient que fables. Cet empereur vécut encore quelque temps afin que le nom romain fût plus longtemps le jouet de ces barbares. Le comble fut d'avoir un fils empereur et de n'avoir pas de vengeur, car personne ne tenta de le délivrer. Après qu'il fut mort dans cette ignominie, les barbares lui ôtèrent la peau qu'ils teignirent en rouge et la suspendirent dans un temple comme un trophée et pour avertir les Romains de ne pas trop se fier en leurs forces. Dieu ayant tiré une vengeance si sévère de ses ennemis, comment a-t-on encore osé insulter à la majesté du maître de l'univers ?

VI. — Aurélien, tempérament violent, ne tira aucun fruit de la captivité de Valérien, dont il méconnut le crime et le châtiment, et s'attira la colère de Dieu par de nouvelles cruautés. La mort, qui le surprit pendant ses premières fureurs, ne lui laissa pas le temps d'exécuter ses projets. Les provinces éloignées n'avaient pas encore reçu ses édits que déjà le cadavre d'Aurélien gisait sur la poussière. Ses amis, ayant commencé à le craindre, le tuèrent près de Cœnofrurium, bourg de la Thrace. Ces grands exemples devaient servir aux empereurs qui suivirent; mais, loin d'en être touchés, ils s'en élevèrent contre Dieu avec plus d'audace.

VII. — Dioclétien, mauvais empereur et auteur de nos souffrances, après avoir désolé l'empire, porta ses mains impies sur les serviteurs de Dieu. Son avarice et sa timidité faillirent perdre l'État. Il s'associa trois collègues et divisa l'empire en quatre parties, Il multiplia les armées, et chaque empereur mit sur pied plus de troupes qu'il n'y en avait lorsque tout n'obéissait qu'à un seul maître. On prenait alors plus qu'on ne donnait, les impôts étaient si lourds que les laboureurs désertèrent et les campagnes se changèrent en forêts. Les provinces ayant été subdivisées, chaque canton, presque chaque ville gémissait sous son gouverneur ou son intendant. On ne voyait que gens du fisc saisissant des biens abandonnés. Parmi tant de rapines, peu d'affaires civiles; ce n'était que condamnations et proscriptions. Les continuels impôts sur toutes sortes de marchandises se levaient avec d'intolérables rigueurs. On acquittait avec moins de murmures l'impôt nécessaire à la subsistance des armées.
L'insatiable avarice de Dioclétien ne pouvait se résoudre à la diminution de ses trésors; de tous côtés il amassait de l'argent pour n'avoir pas à entamer son épargne. Il en résulta une extrême cherté et il promulgua alors un tarif des denrées; mais la modicité du maximum occasionna beaucoup de meurtres, en sorte que l'on n'osa plus rien mettre en vente, ce qui redoubla encore la cherté. L'impossibilité de l'exécution annula le tarif, mais ce n'est qu'après qu'il eut coûté la vie à plusieurs. À tant de vices, Dioclétien joignait la folie des bâtiments. Les provinces avaient à fournir entrepreneurs, maçons, charrois et tout le nécessaire pour bâtir. Il se bâtit un palais, un cirque, un hôtel des monnaies, un arsenal; il en éleva un autre pour sa femme, un autre pour sa fille. Tous ces bâtiments occupèrent la plus grande partie de Nicomédie, en sorte que l'on vit des troupes de bourgeois sortir avec leurs femmes et leurs enfants comme d'une ville conquise. Quand ces édifices, qui avaient ruiné les provinces, étaient achevés, s'ils n’étaient pas à son gré, il les faisait abattre et en commandait d'autres, au risque d'être encore démolis : ainsi sa manie ne connaissait pas de bornes. Mais quelle extravagance de vouloir égaler Nicomédie à la magnificence de Rome ? Je ne dis rien de ceux dont la richesse causa la perte. Cette violence est presque passée en coutume et l'usage l'autorise; mais Dioclétien se signala en ce que sous lui une maison magnifique équivalait à l'arrêt de mort du propriétaire, comme s'il n'eût pu prendre le bien sans prendre la vie.

VIII. — Maximien, dit Hercule, son collègue, ne lui ressemblait-il pas ? Comment vivre dans un tel accord, s'il n'avait eu les mêmes inclinations, les mêmes pensées, les mêmes désirs ? Ils différaient en ceci : l'un était plus sordide, l'autre plus hardi, non pour le bien, mais pour le mal. Maximien régnant en Italie, maître de l'Afrique et de l'Espagne, provinces très riches, était plus libéral, parce qu'il était plus opulent que son collègue. Quand son épargne était épuisée, on accusait quelques riches sénateurs d'avoir brigué l'empire; ainsi le fisc se gorgeait tous les jours d'injustes et sanglantes dépouilles. Son incontinence lui faisait perdre tout respect pour les femmes et les filles de qualité, qu'on enlevait à leurs parents pour les faire servir à ses infamies. Il mettait son bonheur et la grandeur de sa fortune à satisfaire tous ses désirs. Je ne dis rien de Constance, bien différent de ces empereurs et digne de commander seul à tout l'univers.

IX. — Quant à Galère, gendre de Dioclétien, il dépassa en cruauté son beau-père et Maximien, et même les plus détestables princes qui furent jamais. Sa férocité avait quelque chose de bestial inconnu parmi les Romains. Cela n'est point pour surprendre; sa mère était née sur l'autre rive du Danube et avait fui dans la nouvelle Dacie lorsque les Carpes envahirent son pays. L'aspect de Galère répondait à ce qu'il était. Une sorte de géant obèse dont la voix et l'allure avaient quelque chose de monstrueux. Son beau-père le redoutait fort, et voici pourquoi : Narsée, roi de Perse, poussé par Sapor, son aïeul, avait levé beaucoup de troupes pour envahir l'Orient. Dioclétien, timide dans ces occasions et hanté du souvenir de Valérien, n'osa faire tête à un tel ennemi. Il lui opposa Galère, qu'il envoya dans l'Arménie, et attendit en Orient les suites de l'événement. Galère dressa une embuscade et surprit l'ennemi marchant en désordre, embarrassé de convois et de bagages, et en vint à bout facilement. Narsée prit la fuite. Galère rentra chargé de dépouilles dont il s'enorgueillit fort, ce qui effraya Dioclétien. Ce succès enfla tellement son auteur qu'il commença à dédaigner le titre de César. S'il lisait ce titre sur la suscription des lettres qu'on lui adressait: «Toujours César !» grommelait-il. Il en vint à cette impertinence de se faire passer pour fils de Mars, tout comme Romulus, se composant une origine céleste aux dépens de Romula, sa mère. Mais je m'en tiens là, afin de ne pas confondre les temps, car, après avoir pris le nom d’empereur et dépouillé son beau-père de toute autorité, il s'abandonna sans réserve à ses emportements. Dioclès (c'était le nom de Dioclétien avant son élévation à l'empire) fit usage de tels conseils et de tels ministres pour ruiner l'État. Bien que ses actes le rendissent digne de tout châtiment, son règne fut heureux aussi longtemps qu'il ne trempa pas ses mains dans le sang des chrétiens. Voici quelle fut l'origine de la persécution.

X. — Dioclétien se trouvait en Orient, où il multipliait les sacrifices et les consultations afin d'apprendre l'avenir dans les entrailles des victimes, car sa timidité naturelle le tenait en éveil sur les choses futures, lorsque plusieurs officiers chrétien de sa maison présents à ces rites se signèrent au front, ce qui mit les démons en fuite et jeta quelque trouble dans la cérémonie. Les sacrificateurs surpris dirent qu'ils ne trouvaient pas les marques accoutumées dans les entrailles des bêtes. Ils eurent beau immoler, les dieux restaient indifférents. Enfin, l'augure Tagis, soit soupçon, soit autrement, dit que le dieu restait sourd à leurs prières, parce que la présence de quelques profanes souillait la pureté des sacrifices. Dioclétien ordonna à tous les assistants et à tous les gens du palais de sacrifier et condamna au fouet ceux qui se refuseraient à le faire. Il écrivit même à ses généraux et enjoignit de contraindre les militaires sous peine d être cassés. Il s'en tint là et le culte de Dieu ne reçut pas d'autre atteinte. Sur ces entrefaites, il vint passer l'hiver en Bithynie. Galère l'y rejoignit afin de rallumer la colère du vieil empereur contre les chrétiens. On donne cette raison de la haine de Galère contre les chrétiens.

XI. — Sa mère, superstitieuse à l'excès, était fort dévote aux dieux des montagnes. Il se passait peu de jours qu'elle ne fit de sacrifice à ces divinités fabuleuses, puis elle donnait des repas à ses domestiques, repas dont s'abstenaient les chrétiens, qui passaient dans la prière et le jeûne ces heures de ripaille. Irritée de cette attitude, les plaintes continuelles qu'elle en faisait amenèrent son fils à décider la perte de ces innocents. Pendant tout l'hiver, Galère et Dioclétien combinèrent l'exécution de ce dessein. Comme personne n'était admis, ou pensait qu'il y allait du salut de l'État tout entier. Dioclétien résista longtemps au conseil perfide qu'on lui suggérait, il ne jugeait pas opportun de répandre tant de sang et de troubler la paix de l'empire. Les chrétiens, disait-il, ne meurent que trop volontiers, il suffit que les gens de ma maison et l'armée conservent l'ancienne religion. Toutes ces raisons ne pouvant fléchir l'opiniâtreté de Galère, ils consultèrent leurs amis, car Dioclétien avait coutume de faire le bien tout seul pour s'en attirer le mérite, et le mal avec conseil pour se décharger de la haine. Ils consultèrent donc quelques gens de robe et d'épée. Les principaux ouvrirent la discussion. Quelques-uns, emportés par une animosité particulière contre les chrétiens, demandèrent l'extermination des ennemis des dieux et de la religion dominante. D'autres, ayant découvert l'opinion de l'empereur, s'y rangèrent, soit crainte, soit flatterie. Tout cela ne put entraîner Dioclétien a consentir à la ruine des fidèles. Il fallut consulter les dieux et envoyer à l'oracle d'Apollon Milésien, qui répondit en ennemi véritable du culte divin; alors l'empereur céda. Ne pouvant résister à ses amis, à César, à Apollon, il voulut du moins que tout se passât sans effusion de sang, car Galère demandait qu'on brûlât vifs les fidèles.

XII. — On fit donc choix d'un jour convenable et de bon augure. Ce fut la fête des Terminales — 23 janvier — comme si ce jour dût marquer le terme de la religion chrétienne. Jour fatal, funeste aux empereurs et à toutes les nations. Enfin, sous le huitième consulat de Dioclétien et le septième de Maximien Hercule, à l'aube du jour de la fête des Terminales, le préfet et les tribuns avec leurs escortes respectives se rendent à l’église, enfonçant les portes et se mettent en devoir de chercher l’idole du Dieu. On brûle les livres saints, on pille tout. Ou vole, on pleure, ou fuit. Les empereurs regardaient cette scène, — l'église de Nicomédie étant bâtie sur une éminence, ou peut la voir du palais, — ils discutaient la question de savoir s'ils feraient mettre le feu. Dioclétien l'emporta; on craignit que l'incendie e gagnât plusieurs grandes maisons voisines et détruisît une partie de la ville. Les prétoriens, munis de haches et d'autres outils, se répandirent partout, et en quelques heures ce temple si élevé fut rasé au niveau du sol.

XIII. — Le lendemain on publia un édit qui déclarait infâmes les chrétiens. De quelque condition qu'ils fussent, ils étaient passibles de la torture; il était permis à tous de les accuser. Les juges ne pouvaient recevoir leurs plaintes, ni pour violence, ni pour vol, ni pour adultère, enfin on leur retirait la liberté et le droit d'être entendus. Un particulier, avec autant dé courage que de prudence, arracha l'édit et le mit en pièces, en se moquant des surnoms de Gothiques et de Sarmatiques donnés aux empereurs. Arrêté et traduit aussitôt, on le tortura, on le mit sur le gril, enfin on le brûla, ce qu'il endura avec une invincible patience.

XIV. — César ne fut pas satisfait, il s'apprêta à circonvenir Dioclétien d'une autre manière. Afin de le pousser à la persécution sanglante, il fit mettre le feu en secret à son palais. Une partie fut brûlée dont on accusa les chrétiens, ce fléau publie. On les accusa encore d'avoir comploté avec les eunuques le meurtre des empereurs, et on dit qu'il s'en était fallu de rien que les princes ne périssent dans l'incendie, Dioclétien, soucieux de paraître perspicace et habile, ne flaira rien; dans son emportement, il fit mettre à mort sur-le-champ tous ses serviteurs. Assis sur une chaise, il les regarda brûler. Tous les juges, tous ceux qui détenaient une part du pouvoir, agissaient de même. C'était à qui découvrirait le premier un indice, mais en vain, puisqu'on épargnait la maison de César. Celui-ci, présent partout, ne laissait pas s'apaiser la colère du vieil empereur. À quinze jours de là, il machina un nouvel incendie qu'on prévint, mais sans en découvrir l’auteur. Quoiqu'on fût au cœur de l'hiver, César hâta son départ, prétextant la crainte d'être brûlé.

XV. — La colère de Dioclétien ne tombait pas seulement sur ses domestiques, mais sur tous. Sa fille Valérie et sa femme Prisque furent contraintes de se souiller par un sacrifice. Les puissants eunuques, par lesquels il voyait autrefois, étaient mis à mort. Prêtres et diacres, arrêtés et condamnés sans procès, étaient mis à mort avec leurs clercs. Ni le sexe ni l'âge ne faisaient éviter le bûcher; les exécutions se faisaient en masse, on groupait les chrétiens et on mettait à l'entour des matières inflammables; à d'autres, on attachait une pierre au cou, puis on les jetait à la mer. Nul n'échappait aux effets de la persécution; les juges, siégeant dans les temples, forçaient tout le monde à sacrifier. Les prisons débordaient. On rêvait de nouveaux tourments, et dans la crainte de faire justice à quelque chrétien, on avait dressé des autels dans les greffes, à la place même du tribunal où les parties devaient sacrifier avant qu'on plaidât leurs causes. On abordait donc les juges comme ou eût fait des dieux. On avait mandé à Maximien et à Constance de procéder de même, quoiqu'ils n'eussent pas été pressentis sur cette résolution. Le vieux Maximien, naturellement cruel, ne fit que trop volontiers exécuter cet ordre par toute l'Italie. Quant à Constance, afin de ne pas paraître en dissentiment avec les empereurs, il permit de jeter à bas quelques églises, c'est-à-dire des murailles qui pourraient être rebâties quelque jour; mais il ne souffrit pas qu'on touchât au vrai temple de Dieu, qui est l'homme.

XVI. — La persécution ravageait l’empire tout entier, hormis les Gaules. Depuis l'Orient jusqu'à l’Occident, trois bêtes féroces étaient lâchées. Eussé-je cent langues et cent bouches et une voix de fer, comment dire les tourments dont les fidèles furent affligés ? Mais qu'est-il besoin de les redire, à toi surtout, cher Donat, qui as ressenti plus que personne les secousses de cette terrible tempête ! Tombé aux mains du préfet Flaccinus, cet assassin sans vergogne, ensuite entre celles de Hiéroclès, auteur et conseiller de tant de meurtres, et enfin de son successeur Priscillien, tu leur as fait voir une fermeté invincible. Torturé neuf fois, tu as triomphé neuf fois. En neuf combats avec le diable et ses ministres, tu as remporté neuf victoires sur le monde et ses terreurs. Ah ! le beau spectacle pour Dieu de voir attaché à ton char non des chevaux blancs ou des éléphants monstrueux, mais les triomphateurs eux-mêmes ! Triompher des triomphateurs, voilà bien le vrai triomphe. Tu les as vaincus lorsque, méprisant leurs ordonnances scélérates, tu as mis en déroute tous les vains appareils d'une puissance tyrannique. Les coups, les ongles de fer, le fer, le feu, tous les tourments ont été inutiles contre ta foi et ta piété. Voilà le véritable disciple de Dieu, le vrai soldat du Christ, dont nul ennemi ne triomphe, que nul ravisseur ne dérobe, que nul piège ne trompe, nulle douleur ne terrasse, nul tourment ne désarme. Enfin, après ces neuf victoires sur Satan, celui-ci n'a plus osé s'attaquer à toi dont il avait reconnu par tant d'engagements ne pouvoir triompher. Lorsque la couronne du triomphe t’attendait, il refusa le combat, afin de te priver de la victoire. Si tu n'en jouis pas maintenant, Dieu te la réserve dans son royaume, telle que te l'ont value ta vaillance et tes mérites. Je reviens à mon récit.

XVII. — Cet attentat consommé, le bonheur s'éloigna de Dioclétien. Il vint célébrer à Rome ses Vicennales 1 qui tombaient le vingt de novembre. Les fêtes terminées et le consulat lui ayant été déféré pour la neuvième fois, il quitta la ville dont il ne pouvait souffrir les jugements trop libres sur sa conduite. Il ne put se résoudre à attendre treize jours encore, dans Rome, le commencement de sa nouvelle charge,et se rendit à Ravenne; mais on était au fort de l'hiver et il fut tellement incommodé du froid et des pluies qu'il tomba dans une indisposition qui lui dura toute sa vie. On le porta pourtant presque toujours dans une litière. À la fin de l'été, il se rendit à Nicomédie en passant par l'Italie, son incommodité étant beaucoup augmentée; mais quoique son mal le pressât, il ne laissa pas toutefois, un an après la fête des Vicennales, de dédier le cirque qu'il avait fait bâtir. Il s’affaiblit à tel point qu'on fit des prières publiques pour sa santé; mais le treize décembre on ne voyait dans le palais que tristesse et que larmes; tout y était plein de frayeur et de silence. Le bruit de sa mort courait déjà dans toute la ville, il se dissipa le lendemain et on revit la satisfaction sur le visage de ses officiers et de ses ministres. Quelques-uns pensaient qu'on cachait sa mort jusqu'à l'arrivée de Galère, par crainte de quelque mouvement militaire. Personne n'en doutait plus, lorsque le premier mars l'empereur se montra en publie, mais à peine reconnaissable, tant il était défiguré par une maladie d'une année. Le treize décembre, il avait ressenti une amélioration notable, mais ce n'était pas la guérison. Il perdit la raison, bien qu'avec des intervalles lucides.

XVIII. — À quelques jours de là, Galère arriva, non pour féliciter son beau-père de son retour de santé, mais pour lui arracher son abdication. Peu auparavant il avait eu une altercation à ce sujet avec le vieux Maximien, et l'avait même menacé d'une guerre civile. Il entama donc le siège de Dioclétien, avec douceur dès l'abord; il lui représenta son grand âge, sa fatigue qui le rendait impuissant à soutenir le fardeau du gouvernement, la nécessité du repos après tant de travaux. Il rappelait Nerva remettant l'empire à Trajan. À cela, Dioclétien objectait qu’après tant de grandeur il lui serait honteux de vieillir dans l'obscurité, et qu'il n'y serait pas en sûreté à cause du grand nombre d'ennemis qu'il s'était fait pendant un si long règne. Nerva, ajoutait-il, n'ayant régné qu'une année, fit sagement de se dépouiller de l'empire et de retourner à la vie privée, son âge et le peu d'expérience qu'il avait des affaires lui ayant fait redouter une charge si lourde. Que si Galère souhaitait le titre d'Auguste, il le lui donnerait, ainsi qu'à Constance César. Galère, qui se tenait déjà pour l'empereur du monde et qui ne se contentait pas d'un titre, répondit qu'il fallait, ainsi que Dioclétien l'avait sagement réglé, qu'il y eût dans l'État deux maîtres qui se choisissent deux subordonnés, car il est facile de s'entendre lorsqu'on n'est que deux, c'est chose impossible de se mettre quatre d'accord. Si l'empereur résistait, lui Galère ne prendrait plus conseil que de lui-même, il était las d'être au dernier rang. Depuis quinze ans on l'avait relégué en Illyrie ou sur les bords du Danube, pour escarmoucher sans cesse avec les barbares, tandis que les autres régnaient sur de grandes et paisibles provinces.
À ces mots, le vieillard, épuisé, informé par les messages de son vieux collègue Maximien des desseins de Galère, et averti qu'il grossissait son armée, lui dit en larmoyant : «Soit, si tu le veux ainsi : il reste à élire les Césars d'un commun accord.»
— «A quoi bon prendre avis (de Maximien et de Constance), puisqu'ils n'ont qu'à approuver ce que nous ferons ?»
— «C'est juste, mais il faut nommer leurs fils Césars.»
Maximien avait un fils nommé Maxence, gendre de Galère, homme si pervers qu'il n'honorait ni son père, ni son beau-père. Aussi en était-il haï. Constance avait également un fils. Celui-ci portait le nom de Constantin; c'était un jeune homme de grande espérance, et digne de sa fortune; il faisait la meilleure figure du monde, vaillant, réservé et extrêmement civil. Les soldats l'aimaient et tous le désiraient. Il se trouvait alors à la cour de Dioclétien, qui l'avait créé tribun du premier ordre.
«Que résoudre ?» disait Dioclétien.
— «Maxence, reprenait Galère, est indigne. S'il me méprise alors qu'il n'est qu'un particulier, que sera-ce lorsqu'il sera parvenu à l'empire ?»
— «Mais Constantin est aimable et digne de commander, ajoutait Dioclétien; on dit qu'il surpassera son père en bonté et en clémence.»
— «Qu'il en soit ainsi, et je ne pourrai faire ma volonté. Il en faut nommer que je tienne en mon pouvoir, qui tremblent et ne fassent rien que par mon ordre.»
— «Qui prendre alors ?» dit Dioclétien.
— «Sévère»
— «Quoi ! ce danseur, cet ivrogne, qui fait de la nuit le jour et du jour la nuit ?»
— «Il est digne, conclut Galère; je l'ai jugé à l'armée; d'ailleurs, je l'ai envoyé à Maximien pour que celui-ci lui donne la pourpre.»
— «Soit, fit Dioclétien; et l'autre ?»
— «Le voici,» dit Galère, en montrant un adolescent demi barbare, nommé Daïa, à qui depuis il avait fait prendre son nom de Maximin.
— «Quel est-il ?»
— «Mon parent.»
— «Ces gens-là ne sont pas capables de recevoir le gouvernement de l'État,» reprit Dioclétien en gémissant.
— «J'en réponds.»
— «Cela te regarde, puisque tu prends le pouvoir. J'en ai assez fait, et j'ai veillé, pendant mon gouvernement, à la garde de la République. Si les choses tournent mal, je m'en lave les mains.»

XIX. — Tout étant prêt, le premier mai arriva. Tous les regards étaient tournés vers Constantin, car personne ne doutait de son élévation. Officiers, soldats et légionnaires, convoqués à la cérémonie, ne regardaient que Constantin; leurs désirs, leurs vœux n'étaient que pour lui. À une lieue environ de Nicomédie se trouvait une éminence : c'était là que Galère avait reçu la pourpre, on y avait dressé une colonne portant la statue de Jupiter. C'était le rendez-vous, l'armée s'y rendit, Dioclétien prit la parole en larmoyant. Il rappela ses infirmités, la nécessité du repos pour lui-même,et de remettre l'empire à des mains fermes; il annonça qu'il avait choisi de nouveaux Césars. L'anxiété était à son comble, lorsque soudain il nomme Sévère et Maximin. Ce fut une stupéfaction générale. Constantin était debout et un peu plus haut que les autres; on songea que peut-être on avait changé son nom, lorsque Galère, en présence de tous, repousse Constantin et attirant Daïa à lui, le dépouille de son vêtement de simple particulier et le présente à tous. On s'étonne, on interroge : «Qui est-il ?» Mais personne ne réclame, tant on est surpris. Dioclétien revêt Daïa de la pourpre dont il se dépouille et redevient Dioclès comme jadis. On descendit de la montagne, l'empereur vétéran monta dans un chariot qui l'emmenait dans sa patrie. Daïa enlevé à ses bois et à ses troupeaux, autrefois simple soldat, garde du corps, maître de camp, César, voit tout l'orient soumis à son empire, ou plutôt à sa tyrannie. Qu'attendre, en effet, d'un bouvier, ne sachant rien de l’État, ni de la guerre, et placé soudain à la tête des armées ?

XX. — Après l'abdication de Dioclétien et du vieux Maximien, Galère se crut maître du monde, car, bien que Constance dût être considéré comme tenant le premier rang, il n'en faisait pas état, à cause de sa douceur et de son peu de santé. Il espérait qu'il mourrait bientôt, sinon, il ne serait pas difficile de lui enlever l'empire; car que faire avec ces trois adversaires en tête ? Il existait une ancienne amitié entre Licinius et Galère qui le consultait sur toutes choses. Il ne le fit pas César, ne voulant pas lui donner le nom de fils, mais celui de frère et d'Auguste après qu'il l'aurait mis à la place de Constance. Alors, maître de l'univers qu'il mènerait à sa fantaisie, il célébrerait les Vicennales, créerait César son fils, alors âgé de neuf ans, et, à son tour, abandonnerait la pourpre. Ainsi donc, l'empire aux mains de Licinius et de Sévère, Maximien et Candidianus étant Césars, il se croyait environné d'une forteresse inexpugnable et espérait jouir de la vieillesse dans la sécurité et le repos. Il le pensait ainsi mais Dieu, qu'il avait irrité, renversa tous ses projets.

XXI. — Galère, parvenu à l'apogée de la puissance, ne songea qu'à en abuser. Après sa victoire sur les Perses, il tenta d'introduire parmi les Romains la coutume de ces peuples qui renoncent à la liberté et que les rois traitent en esclaves. Galère avait l'impudence de louer cette coutume. Ne pouvant l'imposer par un édit, on voyait bien, qu'il formait le dessein de réduire tous les Romains en servitude. Il dégradait les magistrats et faisait mettre à la question non seulement les décurions, mais les plus illustres citoyens des villes. Pour des affaires civiles et de peu d'importance, il y avait des croix préparées, ou tout au moins des chaînes. On enlevait des femmes de qualité pour le harem. Il y avait quatre pieux fichés en terre pour ceux que l'on frappait de verges, et on n'y attachait jamais les esclaves. Que dire de ses divertissements et ses jeux ? Il entretenait des ours d'une taille et d'une férocité pareilles à la sienne et qu'il avait fait rechercher dans tout l'empire. Quand il voulait s'amuser, il désignait celui qu'il fallait amener, — car ces ours portaient un nom — et lui livrait des hommes, non à dévorer, mais à engloutir. La vue des membres déchirés le faisait pâmer de plaisir. C'était la distraction ordinaire de son repos. Le feu était réservé aux gens de rien, il ordonna qu'on les brûlerait lentement. Après qu'on les avait attachés au poteau, on allumait un peu de feu dont on leur brûlait la plante des pieds. Ensuite on appliquait des torches enflammées à tous leurs membres, afin que toutes les parties du corps prissent leur part du supplice, pendant lequel on leur jetait de l'eau sur le visage et on leur mouillait la bouche, de peur que, desséchés par l'ardeur du feu, ils ne mourussent trop vite. Enfin, après que, pendant de longues heures la flamme avait consumé toute leur chair, elle pénétrait jusqu'à l'intérieur du corps; alors ou allumait un grand feu et on les y jetait. Leurs os broyés étaient jetés à la mer ou dans la rivière.

XXII. — Galère se servait d'ailleurs contre tous ses sujets indistinctement de la science qu'il avait acquise dans les supplices des chrétiens. Il ne voulait pas des peines qu'il trouvait légères : la déportation, le cachot, les mines; il trouvait toute chose digne du feu, de la croix, des bêtes sauvages. Les officiers et les gens de sa maison étaient percés à coups de lance. Avoir la tête coupée était une grâce insigne, réservée à des services considérables rendus jadis à l'État. Et tout cela n'était rien encore. La tribune silencieuse, la défense proscrite, les juristes exilés ou morts. La culture des lettres tenue pour dangereuse et les hommes de lettres traités d'ennemis publics. Les juges s'abandonnant à une licence effrénée, plus de lois. Dans les provinces, on envoyait pour rendre la justice des militaires d'une ignorance crasse et on ne leur donnait pas d'assesseurs.

XXIII. — Le cens que l'on exigea des villes et des provinces causa une désolation générale. Les commis s'étaient répandus partout, furetaient partout; on se fût cru en temps d'occupation et de captivité. On mesurait les terres, on comptait les vignes et les arbres, ou recensait le bétail de toute sorte et les hommes eux-mêmes. On ne distinguait plus citadins et campagnards, chacun accourait avec ses enfants et ses esclaves. On n'entendait que le claquement du fouet. On forçait par les supplices les enfants à déposer contre leur père, les esclaves contre leur maître, les femmes contre leur mari; si les preuves manquaient, on torturait les pères, les maîtres, les maris, pour les faire déposer contre eux-mêmes, et quand la douleur leur avait arraché quelque aveu, il passait pour véritable. Ni l'âge, ni la maladie n'excusaient; on apportait les malades et les malingres, ou fixait l'âge, on ajoutait des années aux enfants, on en retranchait aux vieillards; ce n'était que gémissements et larmes. Le joug que, du droit de la guerre, les anciens Romains imposaient aux peuples vaincus, Galère l'imposa aux Romains eux-mêmes, peut-être en souvenir du cens imposé par Trajan à ces Daces sans cesse révoltés dont Galère était descendu. On payait enfin une certaine taille par tête, et la liberté de respirer s'achetait à prix d'argent. Mais on ne se fiait pas toujours aux mêmes commissaires, on en envoyait de nouveaux pour faire de nouvelles découvertes; mais qu'ils en fissent ou non, ils doublaient toujours les taxes pour justifier leur mission. Cependant les animaux périssaient, les hommes mouraient; mais le fisc n'y perdait rien, on les taxait après leur mort. Ainsi l'on ne pouvait ni vivre ni mourir gratuitement. Les seuls mendiants, par le malheur de leur condition, étaient à couvert de ces violences. Mais ce scélérat voulut les rendre à l’égalité de la . Il les faisait embarquer et quand ils étaient en pleine mer, on les jetait à l'eau. Voici comment Galère s'y prit pour bannir la mendicité de son empire. Afin que, sous prétexte de mendicité, personne ne s'exemptât du cens, il fit périr une infinité de misérables.

XXIV. — Le temps de la justice de Dieu était proche, la fortune de Galère allait sombrer. Il ne songeait plus guère à détrôner Constance, dont il attendait la mort, sans la supposer si prochaine. Celui-ci, étant tombé gravement malade, demanda de revoir son fils Constantin. Ce n'était pas la première demande de ce genre, mais Galère n'appréhendait rien tant que ce départ. Il lui avait souvent tendu des pièges, parce qu'il n'osait l’attaquer à découvert, de crainte d'une guerre civile, et plus encore de la haine des soldats, qu'il redoutait extrêmement.
Sous prétexte de divertissement et d'exercice, il avait exposé Constantin à des bêtes féroces, mais ce fut en vain. La main de Dieu le gardait et le sauva de la main de ses ennemis. Après diverses tentatives sans résultat, Galère donna un ordre de congé à Constantin, le scella de son sceau. C'était le soir, Galère lui donna permission de partir dès le lendemain après avoir reçu ses ordres. Il projetait, ou de le retenir sous quelque prétexte, ou d'envoyer un courrier à Sévère avec ordre de le retenir quand il traverserait l'Italie. Constantin, mis en défiance, sachant l'empereur couché, soupa et s'enfuit. Il brûlait la poste et à chaque relais commandait qu'on coupât les jarrets des chevaux.
Le lendemain Galère feignit de s'éveiller très tard, vers le milieu du jour; il fit alors appeler Constantin. On lui dit qu'il était parti dès la veille après souper. Voilà Galère hors de lui. Il ordonne qu'on le poursuive; on lui apprend que tous les chevaux de poste sont estropiés. Galère put à peine retenir ses larmes. Cependant Constantin, redoublant de vitesse, rejoignit son père mourant. Celui-ci le recommanda à l'armée, lui remit l'empire et expira doucement, selon son désir. Aussitôt que Constantin fut parvenu à l'empire, son premier soin fut de rendre aux chrétiens la liberté de leur culte. Ce fut son premier gage.

XXV. — Quelques jours plus tard, il envoya son image couronnée de lauriers à cette vilaine bête qu'était Galère. Celui-ci hésita longtemps à la recevoir. Il voulait la faire brûler, ainsi que celui qui l'avait apportée; mais ses conseillers l'en détournèrent, en lui faisant observer que, comme l'on avait créé des Césars inconnus et désagréables aux soldats, ceux-ci assurément passeraient au parti de Constantin dès qu'il prendrait les armes. Il se rangea à leur avis, mais à regret, et reçut l'image. Il envoya la pourpre à Constantin, pour montrer que de son bon gré il l'associait à l'empire. Mais cet événement rompit ses mesures, car il ne pouvait nommer un troisième César; il songea alors à donner le titre d Auguste à Sévère, qui était le plus âgé, et celui de César à Constantin, qui, au lieu d'occuper le second rang, n'eut que le quatrième, après Maximien.

XXVI. — Les difficultés semblaient résolues, lorsqu'on rapporta à Galère de nouveaux sujets de crainte. Son gendre Maxence disait-on, avait été proclamé empereur à Rome. Voici ce qui l'y amena. Galère ayant conçu le projet de ruiner l'empire par le cens, en vint à ce degré de folie, de ne pas épargner le peuple romain. Les commissaires étaient désignés pour faire le dénombrement à Rome. Vers le même temps, il avait extrêmement affaibli la milice prétorienne. Quelques soldats qui étaient encore à Rome, trouvant l'occasion favorable, firent main basse sur les magistrats et élevèrent Maxence sur le trône, avec le consentement du peuple. Galère, surpris et troublé, ne perdit pas courage. Il haïssait Maxence et ne pouvait créer trois Césars. Il lui suffisait d'en avoir subi un. Il fait venir Sévère, l'exhorte à recouvrer l'empire et l'envoie contre Maxence avec l'armée du vieux Maximien, dont les soldats, qui avaient goûté autrefois les plaisirs de Rome, souhaitaient non seulement la conservation de cette ville, mais d'y tenir garnison le restant de leur vie. Maxence, comprenant la grandeur de son crime et bien qu’il pût espérer que l'armée, commandée si longtemps par son père, se rangerait à son parti, craignant que Galère, qui avait aussi sujet de s'en défier, ne la laissât dans l'Illyrie sous le commandement de Sévère, et qu'avec toutes ses troupes il ne marchât contre Rome, voulant se mettre à couvert d'un danger si imminent, envoya présenter sa pourpre à son propre père, le vieux Maximien, qui, après son abdication, avait établi sa résidence à la campagne, et le nomma Auguste pour la seconde fois. Ce prince, avide de nouveautés et qui avait renoncé à l'empire malgré lui, accepta l'offre. Cependant Sévère marchait sur Rome. Sur ces entrefaites, son armée l'abandonna et passa à l’ennemi. Il ne lui restait qu'à prendre la fuite, mais Maximien lui barrait la route; il se jeta donc dans Ravenne avec quelques soldats. Voyant qu'on voulait le livrer à son ennemi, il se remit volontairement entre ses mains et lui rendit cette pourpre qu'il en avait reçue. On lui accorda le privilège d'une mort douce, il s'ouvrit les veines.

XXVII. — Maximien Hercule, sachant la fureur de Galère, ne douta pas qu'ayant appris la mort de Sévère il n'accourût avec une armée pour le venger et ne se joignît à Maximin Daïa. Comme il ne pouvait tenir tête à leurs forces combinées, il pourvut Rome du nécessaire et se rendit en Gaule pour engager Constantin dans ses intérêts par un mariage avec sa plus jeune fille. Pendant ce temps, Galère attaqua l'Italie, approcha de Rome, rêvant la ruine du Sénat, le carnage du peuple romain; mais il trouvait tout en état de défense. Une entreprise de vive force était impossible, des sièges difficiles; d'ailleurs les troupes n'étaient pas en nombre. N'ayant jamais vu Rome, il ne la jugeait guère plus étendue que les autres villes qu'il connaissait. Quelques légions, écœurées de voir un beau-père attaquer son gendre et les troupes romaines assaillir Rome, se révoltèrent contre Galère. Le reste de l'armée allait suivre cet exemple, quand Galère, redoutant pour lui-même le sort de Sévère et oublieux de son propre orgueil, se jeta aux pieds des soldats, les suppliant de ne pas le livrer à ses ennemis. La grandeur de ses promesses en toucha quelques-uns qui escortèrent sa fuite, que quelques fourrageurs lancés derrière lui eussent suffi à arrêter. Il le craignit et commanda à ses soldats de se disperser et de faire du dégât partout, pour ôter le moyen de subsister à ceux qui voudraient le suivre. Les provinces d'Italie qui se trouvèrent sur le chemin de ces pillards furent entièrement saccagées. On pillait, ou outrageait les femmes, on violait les jeunes filles, ou torturait les pères et les maris, afin qu'ils livrassent leurs filles, leurs femmes, leur pécule. On enlevait les bestiaux comme en terre conquise. Ce fut en cet équipage que Galère, jadis empereur, maintenant fléau de l'Italie, regagna les terres de son obéissance. Dès qu'il avait pris le titre d'empereur, il avait déclaré sa haine du nom romain, il fut à l'instant de décider qu'à l'avenir l'Empire romain s'appellerait l'Empire dacique.

XXVIII. — Après la fuite de Galère, le vieux Maximien revint de la Gaule. Son fils et lui gouvernaient conjointement, mais l'autorité du fils l'emportait sur celle du père, car Maxence avait rendu l'empire à Maximien. Le vieillard supportait avec peine ce partage et enviait son fils, qu'il résolut de chasser afin de se remettre en possession de son ancienne puissance. Il croyait que cela se ferait sans difficulté, parce que son armée avait déjà abandonné Sévère pour lui. Il convoqua donc l'armée et le peuple comme pour les entretenir des malheurs présents de l'État, et après avoir longtemps parlé, tout à coup il mit la
main sur Maxence qu'il désigna comme l'auteur des calamités publiques et lui arracha la pourpre. Maxence dépouillé se jeta au pied du tribunal et fut reçu par les soldats, dont la colère et le murmure étonnèrent l'ingrat vieillard qui, comme un autre Tarquin, fut ensuite chassé de Rome.

XXIX. — Il se retira dans les Gaules, d'où il rejoignit Galère en Pannonie, sous prétexte de conférer des affaires de l'empire, mais en réalité pour le tuer et s'emparer de ses provinces, maintenant qu'il avait perdu les siennes. Galère avait mandé depuis peu à sa cour Dioclès, son beau-père, — jadis Dioclétien, — afin d'autoriser par sa présence le choix qu'il avait fait de Licinius pour remplacer Sévère. Dioclétien et le vieux Maximien assistèrent à cette cérémonie. Il y eut donc alors six personnes portant le titre d'empereurs. Maximien, frustré de son espérance, se prépara à fuir pour la troisième fois. Il vint en Gaule avec de méchants desseins; il voulait surprendre son gendre Constantin et pour le mieux tromper, il quitta les ornements impériaux. Les Francs avaient pris les armes. Maximien persuade Constantin de séparer son armée et de n'en prendre qu'une partie, parce que, dit-il, il n'est pas besoin de si grandes forces contre ces barbares. Il songeait par là à se rendre maître d'une armée et à faciliter aux Francs la défaite de Constantin. Celui-ci se rangea à l'avis d'un beau-père, d'un homme d'âge et d'expérience, et marcha contre les Francs avec une partie de ses troupes. À quelques jours de là, Maximien, jugeant que Constantin pouvait être en pays ennemi, prend la pourpre, puise sans compter dans le trésor de son gendre et répand mille faussetés contre Constantin. Celui-ci prévenu accourt avec son armée, surprend Maximien dont les soldats rentrent dans le devoir. Maximien s'était saisi de Marseille, dont il avait fait fermer les portes. Constantin en approche; Maximien l'attendait sur la muraille. Il lui demande avec douceur quel fut son dessein, le motif de son mécontentement, pourquoi il s'est engagé dans une entreprise qui lui fait honte. Maximien l'accable d'injures. En ce moment, les portes s'ouvrent et donnent passage à l'armée de Constantin. On traduit devant un empereur un autre empereur, père impie et beau-père perfide. On énumère ses crimes, en le dépouille de la pourpre et après une admonestation on lui laisse la vie.

XXX. — En cette condition, Maximien machine de nouvelles intrigues. Il circonvient par les prières, par les flatteries, sa fille Fausta et la dispose à trahir son mari Constantin, lui promettant un autre mari plus digne d'elle. Il la prie de laisser la porte de sa chambre ouverte et de veiller à ce que la garde en soit affaiblie. Elle promet ce qu'on désire et en donne avis à Constantin. On dispose tout pour surprendre le coupable en flagrant délit. On fait coucher un vil eunuque qui mourra pour l'empereur. Maximien se lève en pleine nuit et trouve toutes les circonstances favorables à son dessein. Peu de gardes et dispersés; il leur dit qu'il a fait un songe qu'il veut raconter à l'empereur. Il pénètre armé dans la chambre, tue l'eunuque, sort radieux et se vante de ce coup. Soudain Constantin apparaît avec une troupe de gens armés. On tire de la chambre le cadavre de l'eunuque. À ce spectacle, le meurtrier demeure muet d'étonnement. On lui reproche son impiété et son crime, on lui laisse le choix du genre de mort. Il se pend. Ainsi ce grand empereur, vingt ans durant maître du monde, finit une vie scélérate par une mort ignominieuse.

XXXI. — Après que Dieu eut vengé sa religion et son peuple sur Maximien, il se tourna sur l'auteur même de la persécution, Galère. Celui-ci songeait à célébrer ses Vicennales et, sous ce prétexte, quoique par ses exactions précédentes il eût épuisé l'or et l'argent des provinces, il établit de nouveaux impôts. Mais comment dire la rigueur avec laquelle il faisait lever ces tributs ? Des soldats, disons mieux, des bourreaux, exécutaient ses ordres. Ils n'épargnaient personne, ou ne savait auquel entendre; ils réclamaient ce qu'on n'avait pas, et tourmentaient ceux qui ne pouvaient les satisfaire. On ne pouvait échapper à tant de voleurs. Point de saison qui mit à l'abri de leurs violences, des altercations continuelles avec de tels juges, point de grange, point de cellier, point de récolte à l'abri des commis. Mais quoiqu'il y eût beaucoup d'inhumanité à ravir aux hommes le fruit de leurs travaux et de leurs peines, on les consolait par la perspective de l'avenir. Peut-on se passer de meubles ou d'habits ? N'est-ce pas par la vente du vin et du grain que l'on se pourvoit de toutes choses ? Mais comment les acheter si l'avarice du prince enlève tout le fruit des moissons et des vendanges ? Qui n'a pas été dépouillé de son bien pour fournir aux frais de ces Vicennales, que toutefois Galère n'eut pas la gloire de célébrer ?

XXXII. — Après que Galère eut nommé Licinius empereur, ou eut grand-peine à apaiser Maximin, qui dédaignait le titre de César et la troisième place. Galère lui envoya souvent des ambassades pour le rappeler à l'obéissance, au respect des décisions prises, de l'âge et de la vieillesse. Maximin n'en fut que plus audacieux, invoqua l’ancienneté, prétendit que le premier élevé à la pourpre devait aussi occuper le premier rang, se moqua des prières et des ordres de Galère. Cette bête se repentit alors d'avoir tiré de l’ignominie celui dont il n'attendait en retour que l'obéissance et qui, après tant de bienfaits, méprisait ses commandements et ses supplications. Vaincu par l'insolence de Maximin, il supprime le nom de César, prend avec Licinius la qualité d'Auguste et donne celle de fils d'Auguste à Maxence et à Constantin. Peu après Maximin l'avertit par un courrier que son armée l'avait élu empereur. Galère en eut du chagrin et les créa tous quatre empereurs.

XXXIII. — En la dix-huitième année de son règne, Galère fut frappé de Dieu d'une plaie incurable. Il se forma un abcès pernicieux dans les parties sexuelles. Les chirurgiens coupent, tranchent; mais un nouvel ulcère perce la cicatrice, une veine se rompt et le sang coule avec une telle abondance qu'il en court risque de la vie. Enfin ou l'arrête, il s'échappe encore une fois. La cicatrice se ferme pourtant. Survient un accident, et le sang coule cette fois en plus grande abondance que jamais. Galère pâlit, ses forces l'abandonnent; enfin le ruisseau de sang tarit, mais le mal brave les remèdes. Un cancer gagne les parties voisines, plus on taille, plus il s'étend. On convoque les plus illustres médecins, mais la science humaine se récuse. On s'adresse aux idoles, on implore Apollon et Esculape. Apollon enseigne un remède, on s'en sert, le mal s'aggrave. La mort approchait, les parties inférieures en étaient saisies. Les entrailles étaient gâtées, le siège s'en allait en pourriture. Les médecins travaillaient sans espoir à vaincre le mal. L'opposition qu'on lui fait le repousse à l'intérieur. Il s'attache aux parties internes, les vers s'y engendrent; l'infection s'en répand dans tout le palais et jusque dans la ville. Les conduits de l'urine et des excréments sont confondus. Les vers rongent ce corps qui se dissout dans une effroyable pourriture. Par intervalles il en sort des mugissements. On appliquait sur le siège en décomposition de la viande chaude ou des animaux, afin que la température attirât la vermine au dehors. Quand on avait nettoyé les plaies, il en ressortait une fourmilière, ses entrailles engendraient la peste. Les parties de son corps avaient perdu leur forme ordinaire. Le haut, jusqu'à son ulcère, n'était qu'un squelette. Les os collaient à la peau. Les pieds enflés étaient sans forme définissable. Cet état se prolongea une année entière. Enfin, vaincu par sa souffrance, il revint à Dieu et pendant les répits d'une douleur nouvelle, il promit de rétablir l'Église qu'il avait ruinée et d'en réparer le dommage. Il achevait de s'épuiser quand on publia, par son ordre, l'édit suivant.

XXXIV. — Édit de Galère. — Parmi tant de travaux que nous avons entrepris pour le bien et l’utilité de l'État, nous n'avons rien eu autant à cœur que de ramener toutes choses aux pratiques anciennes et de ramener les chrétiens à la religion de leurs pères dont ils s'étaient détachés. Non contents de mépriser les cérémonies de leurs ancêtres, ils en sont venus à cet excès de folie de se faire des lois à eux-mêmes et de tenir diverses assemblées dans les provinces, malgré notre défense et l'ordre que nous leur donnions de rentrer dans la bonne voie. Plusieurs ont déféré à ces ordres par crainte; plusieurs autres qui s'y sont refusés ont été punis. Mais ayant connaissance qu'il y a un fort grand nombre de chrétiens qui persistent dans leur opiniâtreté et qui n'ont de respect ni pour la religion des dieux ni pour celle du Dieu des chrétiens lui-même, eu égard à notre très douce clémence et notre coutume éternelle de pardonner aux hommes, nous avons consenti à répandre sur eux les effets de notre bonté. Nous leur permettons donc l'exercice de la religion chrétienne, la tenue de leurs assemblées, pourvu qu'il ne s'y passe rien contre les lois. Par une autre déclaration nous ferons savoir à nos officiers de justice la conduite qu'ils doivent tenir envers eux. Profitant de notre indulgence, qu’ils prient donc Dieu pour notre santé, pour la prospérité de notre empire et pour leur conservation, afin que l'empire subsiste éternellement et qu'ils puissent vivre chez eux en repos.

XXXV. — On publia cet édit à Nicomédie le trente avril, qui était le huitième consulat de Galère et le second de Maximin Daïa. Les prisons furent ouvertes. Ce fut alors, mon cher Donat, que tu recouvras la liberté après six années de captivité. Dieu ne fut pourtant pas touché du repentir de Galère. Peu de jours après, ayant recommandé sa femme et ses enfants à Licinius, tout son corps acheva de se pourrir, et il expira. Le bruit de sa mort se répandit aussitôt dans Nicomédie, où il devait solenniser ses Vicennales le premier mars suivant.

XXXVI. — À cette nouvelle, Maximin dispersa des courriers, et se rendit en diligence dans l’Orient, comptant profiter de l'absence de Licinius et s'emparer de toute l'Asie jusqu'à la mer de Chalcédoine. Pour s'attirer l'amour des peuples, il remit, dès son entrée en Bithynie, l'impôt du cens. Les deux empereurs en vinrent presque à une rupture. Leurs troupes campaient sur les rives opposées; néanmoins ils s'accommodèrent et, la paix conclue sur le détroit du Bosphore, ils se tendirent la main. Maximin retourna plein de confiance, et sa conduite ne changea pas de celle qu'il avait tenue en Syrie et en Égypte. Tout d'abord, il retira toutes les concessions faites aux chrétiens. Il se fit députer par les villes des ambassades qui le suppliaient d'interdire les assemblées des chrétiens, afin qu'il parût faire par contrainte ce qu'il faisait de son libre choix. Déférant à ces députations, il inaugura la coutume de choisir les premiers citoyens des villes en qualité de souverains prêtres et de leur faire offrir chaque jour des sacrifices aux dieux. Assistés des anciens prêtres, ils devaient empêcher les chrétiens de bâtir des temples, leur interdire toute pratique, privée ou publique, de leur religion, les contraindre même à sacrifier aux idoles et signaler aux juges les délinquants. Cela ne lui suffit pas. Il établit en outre en chaque province deux pontifes chargés d'inspecter les autres ci leur donna pour insigne la chlamyde blanche. Il se préparait à étendre ces mesures à l'Occident, où, par une fausse humanité, au lieu de condamner les chrétiens à mort, il les faisait mutiler. Aux uns on crevait les yeux, aux autres on coupait les mains, ou les pieds, ou le nez, ou les oreilles.

XXXVII. — Des lettres de Constantin lui interdirent ces cruautés. Maximin dissimula; mais si un chrétien tombait entre ses mains, il le faisait noyer secrètement. Il se garda bien de rompre avec son habitude de faire périr quelque victime chaque jour dans son palais. Aussi, ses viandes étaient préparées non par des cuisiniers, mais par des prêtres, et comme elles servaient à des sacrifices profanes, on n'en pouvait goûter sans se souiller d'une impureté sacrilège. En tout il se modelait sur Galère. Si peu de chose qui eût échappé à la rapacité de Dioclétien et de Maximien, Maximin s'en empara sans pudeur. On fermait ses greniers, ses boutiques, on poursuivait le paiement des dettes avant que le terme fût échu. C'était la famine malgré le rendement de la terre. On réquisitionnait les troupeaux pour fournir aux sacrifices quotidiens …
Il gorgeait d'argent les soldats et les barbares eux-mêmes, car, pour ce qui est de ravir les biens et de les donner à ceux qui les lui demandaient, peut-être faut-il l'en louer, puisqu'il n'était en ce cas que simple voleur.

XXXVIII. — Son impudicité dépassa tout ce que l'on a jamais entendu raconter. Je ne sais qu'en dire, les mots sont impuissants à dépeindre ce rut bestial, notre langue manque de termes pour en parler. Les eunuques, les rabatteurs cherchaient partout. Toute femme douée de quelque beauté était enlevée à son père ou à son mari. On arrachait les vêtements de ces malheureuses pour juger si elles étaient dignes de la couche impériale. Celles qui s'en défendaient étaient noyées comme coupables de lèse-majesté. Des maris, voyant l'outrage fait à celles dont la chasteté et la fidélité leur étaient si chères, se tuèrent de désespoir. Sous ce monstre, la difformité fut le seul asile de la pudeur. On en arriva à ce point que ce fut un usage de n'épouser que celles qui avaient été souillées par lui. Il abandonnait ensuite aux gens de son entourage les vierges violées dont ceux-ci faisaient leurs femmes. Ses favoris prenaient exemple sur lui et souillaient sans scrupule le lit des sujets. Car que faire, quelle vengeance en tirer ? Pour les filles de basse condition, les prenait qui voulait. Celles que leur naissance mettait à l'abri d'une violence, ou les demandait pour récompense à l'empereur. Tout refus était impossible, l'empereur consentait; ainsi il fallait mourir ou accepter un barbare en qualité de gendre; car tous ses gardes étaient descendus de ces Goths qui, au temps des Vicennales, furent chassés de leur pays et se donnèrent à Maximin. Et ce fut pour le malheur du monde que ces barbares échappèrent à la servitude pour assujettir un jour les Romains. Gardé par ces bandits qui veillaient sur lui, Maximin insultait à tout l'Orient.

XXXIX. — Enfin, ne connaissant d'autre règle que sa volupté, il jeta les yeux sur l'Augusta elle-même que depuis peu il appelait sa mère. Après la mort de Galère, Valérie sa veuve, fille de Dioclétien, se retira auprès de Maximien, comme en un lieu de sûreté, puisque ce prince était marié. Mais cette bête dangereuse l’aima. Valérie portait encore le deuil de Galère que Maximin la fit demander en mariage, avec promesse de chasser sa femme si elle acceptait. Valérie répondit avec la liberté que sa condition lui permettait. Elle ne pouvait songer au mariage tant qu'elle portait le deuil du père adoptif de Maximin, dont les cendres n'étaient pas refroidies; elle avait lieu en outre d'appréhender pour elle-même le traitement qu'on allait faire à cause d'elle à une épouse irréprochable; enfin que le remariage d'une Augusta était un cas sans exemple. On porta cette audacieuse réponse à l'empereur. Sa passion se changea en frénésie. Il proscrivit Valérie, la dépouilla de son bien, la priva de ses officiers, fit mourir ses esclaves dans les tortures, l'envoya en exil avec sa mère Prisque, femme de Dioclétien, mais sans leur assigner de lieu, les chassant de-ci, de-là, à sa fantaisie, et fit mourir leurs amies sous prétexte d'adultères imaginaires.

XL. — Valérie comptait parmi ses amies une dame de naissance illustre, mère et grand-mère, que cette princesse traitait comme une seconde mère et qu'on soupçonna avoir dicté sa réponse à Maximin. Celui-ci ordonna au président Eratineus de la faire mourir honteusement. On enveloppa dans son malheur deux autres femmes non moins nobles qu'elle, dont l'une avait sa fille dans le collège des Vestales, l'autre était mariée à un sénateur. La beauté et la vertu de ces dames les perdirent. Elles comparurent non devant un juge, mais devant un assassin. On ne les accusa même pas, mais on fit venir un Juif coupable d'autres crimes, à qui on promit sa grâce s'il rendait un faux témoignage contre ces malheureuses. Le juge avait eu soin de transporter son tribunal hors de la ville, afin de n'être pas lapidé parle peuple témoin d'un pareil procès, il avait en outre une escorte. Ceci se passait à Nicée. On mit le Juif à la question, tandis qu'il avouait ce dont on était convenu comme si la douleur le lui eût arraché. Les deux femmes furent condamnées à mort, les pleurs et les instances du mari qui assistait sa femme, et de tous les assistants, ne servant de rien. De crainte qu'un mouvement populaire ne délivrât ces dames, on les fit escorter au lieu du supplice par la troupe. Comme leurs domestiques avaient fui, leurs corps eussent été privés de sépulture sans la charité secrète de leurs amis qui prirent soin de les ensevelir. Le Juif qui s'était avoué leur complice ne jouit pas de l'impunité promise; comme on l'allait pendre, il révéla toute l'intrigue, et au moment de rendre l'âme il déclara que l'on avait fait mourir des innocentes.

XLI. — L'Augusta Valérie, reléguée dans les déserts de Syrie, avertit Dioclétien de son infortune. Celui-ci fit redemander sa fille à Maximin, mais en vain. Il revint plusieurs fois à la charge sans rien obtenir. Enfin il dépêcha un de ses parents, homme considérable; mais cette dernière ambassade n'obtint pas un meilleur succès que les précédentes.

XLII. — Vers la même époque on renversait, sur l'ordre de Constantin, les statues et les images du vieux Maximien; mais comme il avait été souvent représenté avec Dioclétien, on détruisait du même coup les deux effigies. Ce prince, accablé d'un outrage qu'aucun autre empereur n'avait subi de son vivant, voulut mourir. Il n'était bien nulle part, l'inquiétude lui enlevait le sommeil et l'appétit. Il soupirait, gémissait, pleurait, se roulait à terre ou sur son lit. Après avoir été vingt ans le favori de la fortune, réduit à la condition privée, accablé d'opprobres, il mourut d'angoisse et de faim.

XLIII. — Il ne restait qu'un seul ennemi de Dieu, Maximin Daïa. Je vais raconter sa fin. Jaloux de Licinius que Galère lui avait préféré, il s'était pourtant accommodé avec lui. Dès qu'il apprit que Licinius épousait la sœur de Constantin, il jugea que cette alliance tendait à sa propre ruine et rechercha en secret l'amitié de Maxence, à qui il écrivit avec beaucoup d'honnêteté. On reçut ses ambassadeurs, on accepta son amitié, on plaça dans le même lieu les images des deux princes. Maxence tenait cette alliance pour un secours envoyé du ciel; car, sous prétexte de venger la mort de son père, le vieux Maximien, il avait déjà déclaré la guerre à Constantin, ce qui donnait lieu de soupçonner que Maximien n'avait feint d'être mal avec son fils que pour perdre plus facilement les autres empereurs et, après leur ruine, partager l'empire avec Maxence. Mais on se trompait. Son dessein était de perdre son fils avec les autres et de remonter sur le trône avec son collègue Dioclétien.

XLIV. — Les hostilités avaient commencé entre Maxence et Constantin. Maxence demeurait à Rome dont il ne pouvait sortir sous peine de périr, avait prononcé l'oracle. Il abandonnait la guerre à ses lieutenants. Ses forces étaient supérieures a celles de l'ennemi, car, outre la vieille armée de Maximien qu'il avait débauchée du service de Sévère, la sienne, composée de barbares Maures et Gétules, l'avait rejoint. On en vint souvent aux mains et le parti de Maxence avait toujours l'avantage mais Constantin, décidé à en finir quoi qu'il arrivât, vint camper au pont Milvius — Ponte-Molle. C'était le vingt-sept octobre, cinquième anniversaire du jour où Maxence avait pris la pourpre.
Constantin, averti en songe de faire tracer sur les boucliers de ses soldats le signe céleste de Dieu avant le combat, obéit et les fit marquer d'un +. Les troupes, fortifiées par cette armure divine, prirent les armes. L'armée ennemie, privée de son empereur, passe le pont. On se rencontre, on se choque avec une vigueur égale, personne ne fuit. La populace de Rome s'émeut et reproche à Maxence de trahir la cause publique; soudain le bruit court que Constantin est invincible.

Épouvanté, Maxence convoque quelques sénateurs, on consulte les oracles des Sibylles; on y lit qu'en ce jour l'ennemi du peuple romain doit périr. Maxence retrouve l'espoir de vaincre, il part et arrive sur le lieu du combat. Par son ordre on coupe le pont; à cette vue le combat se ranime, mais Dieu veillait sur l'armée de Constantin. Maxence prend peur, court au pont qu'il avait rompu, il tombe dans la bousculade des fuyards et roule dans le Tibre.
Après un tel triomphe, Constantin entra dans Rome accueilli avec enthousiasme par le Sénat et le peuple. Il apprit la perfidie de Maximin, saisit ses lettres, vit ses images et ses statues. Le Sénat accorda à Constantin la prérogative d'honneur que lui avait méritée son courage et que Maximin s'était insolemment arrogée. À ces nouvelles, Maximin se tint déjà pour vaincu. Le décret du Sénat le mit en furie, il ne cacha plus sa haine à l'égard de Constantin et toujours il lui échappait quelque raillerie contre ce prince.

XLV. — Après avoir réglé l'état des affaires à Rome, Constantin se rendit à Milan. Licinius y célébrait ses noces et Maximin, le jugeant assez occupé de ce soin, partit de la Syrie pendant la plus grande rigueur de l'hiver et se rendit à marches forcées dans la Bithynie. La pluie, la neige, les boues, le froid avaient exténué ses troupes et presque ruiné ses équipages. La marche de ses colonnes était jalonnée de chevaux morts et de débris de toutes sortes de funèbre présage. Il franchit la limite des provinces de son obéissance et arriva sous Byzance, où Licinius avait mis une garnison dont Maximin tenta par présents et par promesses la fidélité. Il en fallut venir à la force, mais tout échouait. Le siège durait depuis onze jours, terme suffisant pour donner avis des événements à Licinius, lorsque la garnison, fidèle mais insuffisante, fut réduite à se rendre. De Byzance Maximin marcha sur Héraclée, qui tint bon et le retint plusieurs jours. Sur ces entrefaites, Licinius était accouru à Andrinople, mais avec une faible escorte, lorsque Maximin, maître d'Héraclée, se porta jusqu'à dix-huit milles de lui. Il ne pouvait aller plus loin, puisque Licinius se trouvait à deux étapes seulement avec un contingent destiné plutôt à retarder la marche de Maximin qu'à combattre, car il n'avait pas trente mille hommes contre soixante-dix mille. Les troupes de Licinius étant dispersées dans plusieurs provinces, on n'eut pas le temps de les réunir toutes.

XLVI. — Les armées avaient pris le contact, on n'attendait que l'instant d'engager le combat. Maximin fit un vœu à Jupiter; il lui promit, s'il était vainqueur, d'abolir à jamais le nom chrétien; mais pendant la nuit qui précéda le combat, Licinius eut la vision d'un ange qui lui commandait de la part de Dieu, de se lever, de faire une prière, et lui promit la victoire s'il obéissait. Il lui sembla en effet qu'il se levait et faisait la prière. À son réveil, il appela un secrétaire et lui dicta cette prière : «Dieu tout-puissant, nous te prions; Dieu saint, nous te prions; nous te recommandons la justice de notre cause, nous te recommandons notre empire, c'est par toi que nous vivons; c'est de toi que nous attendons la victoire. Dieu tout-puissant, Dieu saint, exauce-nous; nous te tendons les mains; exauce- nous, Dieu saint, Dieu tout-puissant.»
On tira des copies de cette prière que l'on distribua aux tribuns et aux chefs des légions pour la faire apprendre aux soldats, dont le courage s'affermit lorsqu'ils pensèrent que le ciel leur promettait la victoire. L'empereur marqua que la bataille se donnerait le premier mai, qui était le huitième anniversaire de l'avènement de Maximin, afin que sa destinée fût pareille en cela à celle de Maxence. Maximin anticipa d'un jour; dès l'aube il rangea son armée en bataille, afin de célébrer la fête du lendemain par une victoire. Licinius, averti des mouvements de l'ennemi, fait prendre les armes. La plaine stérile de Sérène séparait les armées. Dès qu'on fut en présence, les soldats de Licinius enlèvent leurs casques, couchent à terre leurs boucliers, lèvent les mains au ciel et répètent la prière après l'empereur et les chefs des légions. L'ennemi en pouvait entendre le murmure. On répéta trois fois la prière, ensuite on reprit casques et boucliers. Cependant on essaya d'une conférence, mais Maximin repoussa toutes les propositions de paix. Il méprisait Licinius dont l'avarice, périssait-il, avait détaché son armée et que ses prodigalités lui attireraient. Cette imagination l'avait poussé à la guerre qu'il espérait porter contre Constantin, après avoir embauché, sans combat, l'armée de Licinius.

XLVII. — Enfin on se toucha; les soldats de Licinius se précipitent avec furie, tellement que l'ennemi ne peut ni tirer l'épée, ni lancer le javelot. Maximin tournait autour des corps ennemis qu'il sollicitait par ses prières et ses promesses; mais on ne l'écoutait même pas. On le chargea et il dut retourner parmi les siens. On taillait impunément son armée en pièces et tant de légions succombaient sous l'effort d'une poignée de braves gens. Nul ne paraissait se souvenir de son nom, de ses armes, de ses anciens services; ou eût dit qu'ils n'étaient pas venus an combat, mais à la mort, tant Dieu avait donné d'ascendant sur eux à leurs ennemis. La plaine était jonchée de cadavres. Maximin, voyant ses espérances trompées, jette sa pourpre, et, sous l'habit d'un esclave, s'enfuit et passe la mer. Une partie de son armée est taillée en pièces, une partie se rend, le reste prend la fuite. On suivait sans honte l'exemple de l'empereur qui, en une nuit et un jour, gagna Nicomédie, distante du lieu du combat de cent soixante milles. Là il prend sa femme et ses enfants et avec une petite suite gagne l'Orient. En Cappadoce, il rassemble quelques débris de son armée auxquels il joint des garnisons et reprend la pourpre.

XLVIII. — Licinius, après avoir reçu une partie des troupes ennemies et leur avoir donné des quartiers, se rendit en Bithynie peu de jours après la bataille. Il entra dans Nicomédie et rendit des actions de grâces à Dieu comme à l'auteur de sa victoire, et le treize juin, Constantin et lui étant consuls pour la troisième fois, ou publia un édit pour le rétablissement de l'Église et on l'adressa au préfet de Nicomédie.

Édit de Milan (en 313)

«Nous Constantin et Licinius, augustes, nous étant réunis a Milan pour traiter toutes les affaires qui concernent l'intérêt et la sécurité de l'empire, nous avons pensé que, parmi les sujets qui devaient nous occuper, rien ne serait plus utile à nos peuples que de régler d'abord ce qui regarde la façon d'honorer la Divinité. Nous avons résolu d'accorder aux chrétiens et à tous les autres la liberté de pratiquer la religion qu'ils préfèrent, afin que la Divinité, qui réside dans le ciel, soit propice et favorable aussi bien à nous qu'à tous ceux qui vivent sous notre domination. Il nous a paru que c'était un système très bon et très raisonnable de ne refuser à aucun de nos sujets, qu'il soit chrétien ou qu'il appartienne à un autre culte, le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux. De cette manière la Divinité suprême, que chacun de nous honorera désormais librement, pourra nous accorder sa faveur et sa bienveillance accoutumées. Il convient donc que Votre Excellence sache que nous supprimons toutes les restrictions contenues dans l'édit précédent que nous vous avons envoyé au sujet des chrétiens, et qu'à partir de ce moment nous leur permettons d'observer leur religion sans qu'ils puissent être inquiétés et molestés d'aucune manière. Nous avons tenu à vous le faire connaître de la façon la plus précise, pour que vous n'ignoriez pas que nous laissons aux chrétiens la liberté la plus complète, la plus absolue de pratiquer leur culte; et puisque nous l'accordons aux chrétiens, Votre Excellence comprendra bien que les autres doivent posséder le même droit. Il est digne du siècle où nous vivons, il convient à la tranquillité dont jouit l'empire, que la liberté soit complète pour tous nos sujets d'adorer le Dieu qu'ils ont choisi et qu'aucun culte ne soit privé des honneurs qui lui sont dus. En ce qui concerne les chrétiens, nous voulons que si quelqu'un a acheté de nous ou de qui que ce soit les lieux autrefois destinés à leurs assemblées, il les leur rende promptement et sans délai et sans remboursement. Ceux à qui nos prédécesseurs en auraient fait don les rendront de même. Les uns et les autres se pourvoiront par-devant les vicaires pour être indemnisés par nous. Ceci s'exécutera au plus tôt. Outre ces lieux d'assemblée, ils en ont d’autres qui appartiennent à leurs églises; nous voulons que vous les rendiez aux mêmes conditions, c'est-à-dire que ceux qui les auront restitués gratuitement en attendront le prix de notre munificence. En tout ce qui concerne les chrétiens, vous vous montrerez très diligents, afin que notre volonté ne souffre pas de retard et que par notre bonté la tranquillité publique soit assurée. Tout se passant suivant nos ordres, nous espérons que le ciel nous continuera les faveurs qu'il nous a prodiguées en tant de rencontres. Vous publierez les présentes afin que nul n'en ignore.»
Après cette ordonnance, il exhorta même les habitants de Nicomédie à remettre les églises en leur ancien état… Ainsi, depuis la ruine de l'Église jusqu'à son rétablissement, on compte environ dix ans et quatre mois.

XLIX. — Licinius poursuivant sa victoire, Maximin se sauva dans les détroits du mont Taurus et s'y retrancha, mais il fut forcé et contraint de fuir à Tarse. Là, assiégé par terre et par mer, sans espoir de secours, il songea à se donner la mort, seul remède, à ses yeux, aux maux dont Dieu l'accablait. Mais auparavant il s'accorda une suprême ripaille, puis il but le poison qui, trouvant l'estomac trop chargé, perdit une partie de sa force et se changea en une sorte de peste lente, afin que la prolongation de sa vie ne fût que la prolongation de ses douleurs. Le venin commençant à agir lui consumait les entrailles avec des tourments qui le portaient jusqu'à la fureur, à tel point que, pendant les quatre derniers jours de sa vie, il prenait la terre à poignée et la mangeait; il se jetait la tête contre les murailles avec tant de violence que les yeux sortirent de l'orbite. Aveugle, il vit Dieu entouré de ses anges qui faisait son procès. Il hurlait comme font ceux qu'on torture: «Ce n'est pas moi, ce sont les autres»; et puis: «C'est moi»; alors il priait le Christ d'avoir pitié de lui. Il rendait son âme au milieu de ces fureurs qui semblaient celles d'un damné.

L. — C'est ainsi que Dieu se vengea de ses ennemis dont les enfants mêmes ne furent pas épargnés. Licinius fit mourir Valérie Maximin avait pardonné dans sa colère et même dans
son désespoir. Candidien, fils naturel de Galère, que Valérie, se voyant stérile, avait consenti à adopter, eut le même sort. Ayant appris que Candidien vivait, elle se déguisa et se mêla à sa suite pour voir l'issue de ses aventures; mais comme on vit qu'on lui rendait de grands honneurs à Nicomédie, on le tua. En l'apprenant, Valérie se sauva. Licinius fit encore mourir Sévérien, fils de Sévère, qu'on accusa d'avoir brigué l'empire et qui avait suivi Maximin dans sa fuite. Tous ceux-ci s'étaient attachés à la fortune de Maximin parce que Licinius leur était suspect. Seule, Valérie s'était rangée de son parti et voulait lui céder tout ce qu'elle avait à prétendre de la succession du vieux Maximien, faveur qu'elle avait refusée à Maximin. Licinius fit mourir aussi le fils aîné de Maximin, un enfant de huit ans, et sa sœur âgée de sept ans, promise à Candidien. Auparavant on jeta leur mère dans l'Oronte, au lieu même où elle avait fait périr plusieurs femmes irréprochables. Ainsi, un juste jugement de Dieu rendit à ces impies ce qu'ils avaient fait.

LI. — Valérie, déguisée, errante pendant l'espace de quinze mois, fut reconnue et arrêtée avec sa mère Prisque, à Thessalonique, et toutes deux furent condamnées à mort. On les mena au supplice en grand appareil; personne ne refusait ses larmes à une si grande infortune. On leur coupa la tête et ou jeta leurs corps à la mer. Ainsi leur vertu et leur rang causèrent leur ruine.

LII. — Tout ce que je viens de rapporter est digne de foi. J'ai raconté les choses comme elles se sont passées, afin de conserver la mémoire de ces événements, pour qu'un futur historien ne puisse corrompre la vérité en passant sous silence les crimes de tant d'empereurs et la vengeance que Dieu en a tirée. Quelles actions de grâces ne devons-nous pas lui rendre d'avoir regardé son troupeau détruit ou dispersé par les loups ravissants, de l'avoir réuni et rassuré, d'avoir exterminé les bêtes malfaisantes qui avaient si longtemps désolé ses pâturages et ses bergeries. Où sont ces noms de Jovien et d'Hercule, jadis révérés des peuples, que Dioclès et Maximin avaient pris avec tant d'insolence, et dont, après eux, leurs successeurs se sont parés ? Le Seigneur a purgé la terre de ces noms superbes. Célébrons donc le triomphe de Dieu avec joie, jour et nuit adressons-lui nos prières et nos louanges, afin qu'il affermisse à toujours la paix rendue après dix années de guerre.
Et toi, Donat, qui as mérité sa bienveillance par tes tourments, prie-le de répandre sa miséricorde sur ses serviteurs, de garantir son peuple des embûches et des insultes du démon, et de rendre son Église à jamais paisible et florissante.

Dans : Les martyrs
par le R. P. Dom H. Leclercq
tome 3 (1903)