LES ACTES DE SAINT PIONIUS ET DE SES COMPAGNONS

(L'an de Jésus Christ 250)

fêtés le 2 janvier

L'Apôtre a ordonné de raconter les mérites des saints et d'en conserver le souvenir; parce qu'il savait que le récit de leurs vertus nourrit le zèle dans les cœurs généreux, dont Punique désir est d'imiter ces héros, ou du moins de chercher à les suivre avec une noble émulation. C'est pourquoi l'on ne doit pas laisser dans l'oubli le martyre de Pionius, qui, pendant sa vie, a dissipé chez un grand nombre de nos frères les ténèbres de l'ignorance, et qui, plus tard, dans ses souffrances et dans sa mort, a confirmé par son exemple les enseignements qu'il leur avait donnés.
Le second jour du sixième mois, c'est-à-dire le quatre des ides de mars, au jour du grand samedi, et pendant qu’ils célébraient la naissance du saint martyr Polycarpe, Pionius, Sabine, Asclépiade et Macédonia, avec Lemmis, prêtre de l'Église catholique, furent atteints par les violences de la persécution. Mais, parce que le Seigneur n'a point de secrets pour la foi pure et sincère, Pionius avait connu à l'avance les supplices qui lui étaient réservés, et les voyait approcher sans crainte. La veille en effet de la fête du saint martyr Polycarpe, à laquelle il se préparait avec Sabine et Asclépiade par le jeûne et la prière, il avait appris en songe qu'il serait arrêté le lendemain. Aucun doute pour lui n'était possible, tant était claire la vision qui lui avait tout révélé ; c'est pourquoi il s'était mis une corde au cou, et avait fait faire de même à Sabine et à Asclépiade; afin que ceux qui devaient les arrêter, les trouvant enchaînés d'avance, comprissent que leur violence n'avait rien d'imprévu, et reconnussent en même temps qu'ils ne devaient point juger de leurs nouvelles victimes par ceux qui avaient consenti à goûter les chairs des sacrifices, puisque, avant toute condamnation, ils avaient pris eux-mêmes ces liens, comme un témoignage de leur foi et une preuve de leur résolution.
Le samedi donc, ils avaient achevé déjà la prière solennelle et pris saintement une réfection de pain et d'eau, lorsque Polémon, gardien du temple des idoles, arriva, suivi d'une troupe nombreuse, que les premiers magistrats de la ville lui avaient donnée, pour rechercher les chrétiens. En apercevant Pionius, il laissa tomber de ses lèvres impies des paroles de menaces : «Vous n'ignorez pas sans doute la loi dit prince, qui vous ordonne de célébrer des sacrifices.» Pionius dit : «Oui, nous connaissons les lois, mais celles-là seulement qui nous ordonnent d'adorer Dieu.» Polémon reprit : «Venez au forum, et vous apprendrez que ce que je dis est vrai.» Mais Sabine et Asclépiade élevant la voix s'écrièrent : «Nous n'obéissons qu'au vrai Dieu.» Comme on les conduisait au Forum, le peuple qui les rencontra vit les cordes qu'ils portaient au cou; et, par ce désir de tout voir naturel à la multitude, une foule de curieux étonnés du spectacle se mit à suivre, grossissant à chaque pas, poussant en avant ceux qui les précédaient, et poussés eux-mêmes par d'autres qui arrivaient derrière. Lorsque cette foule parvint au forum, la multitude était si grande, qu'après avoir rempli l'enceinte, elle envahit jusqu'aux toits des temples païens. Les femmes y étaient en grand nombre, parce que c'était le sabbat, et que les femmes juives, à cause de la solennité du jour, avaient suspendu leurs travaux. Tous les âges aussi y étaient accourus pour voir, et ceux que la petitesse de leur taille aurait privés du spectacle, montaient sur des bancs et des coffres, afin de ne rien perdre de la scène; leur ingénieuse curiosité suppléant ainsi à ce que la nature semblait leur refuser.
Enfin, quand les martyrs furent placés au milieu de ce peuple, Polémon prit la parole et dit : «Il serait sage à toi, Pionius, et à tous les autres d'obéir aux ordres de l'empereur et d'échapper ainsi au supplice.» Mais à ce conseil de Polémon, le bienheureux martyr étendit la main; sur son visage se peignaient les désirs et la joie de son âme; il répondit : «Habitants de Smyrne, qui êtes fiers de la beauté de vos murailles et de l'éclat de votre cité, vous qui comptez avec orgueil le poète Homère entre vos concitoyens, et vous juifs, s'il en est dans cette foule, écoutez-moi; je serai court. J'entends dire que vous vous moquez de ceux d'entre nous qui sacrifient à vos dieux, soit qu'ils s'y portent d'eux-mêmes, soit qu'ils cèdent à la violence; ainsi vous condamnez chez les uns le manque de courage, chez les autres l'erreur volontaire. Il serait pourtant convenable que vous aussi vous obéissiez à votre maître et docteur, à Homère, qui défend comme un crime d'insulter à la mémoire des morts, de lutter avec des malheureux privés de la lumière, de combattre contre un cadavre. Et vous de votre côté, juifs, vous devriez obéir à la loi de Moïse, qui dit : «Si la bête de ton ennemi est tombée, relève-la avant de passer.» Salomon, dans le même sens, et presque dans les mêmes termes, a répété : «Si ton ennemi tombe, ne triomphe pas; ne te réjouis pas du malheur des autres.» Quoi qu'il en soit de ces malheureux chrétiens, pour moi, j'aime mieux mourir, endurer tous les supplices, et passant par les plus terribles épreuves, souffrir des douleurs sans mesure que de renoncer à ma foi, à des vérités que j'ai moi-même enseignées, après les avoir reçues de mes maîtres. Et cependant ces mêmes juifs qui poursuivent des éclats de leurs risées ceux des nôtres qui de gré ont de force sacrifient aux dieux, ne nous épargnent pas nous-mêmes dans leurs sarcasmes; ils crient d'une voix insultante que nous avons assez longtemps joui de la liberté. Mais quand nous serions leurs ennemis, ne sommes-nous pas des hommes ? Et quel tort leur avons-nous fait ? A quels supplices les avons-nous condamnés ? Où sont ceux que notre langue a déchirés ? ceux que nous avons poursuivis d'une haine injuste et violente ? ceux que, dans les emportements d'une cruauté sauvage, nous avons contraints à sacrifier ? Leur crime à eux est loin de ressembler à ceux que la crainte des hommes fait aujourd'hui commettre; car il y a une grande distance entre celui qui cède à la contrainte et le pécheur volontaire; chez l'un c'est la circonstance, chez l'autre la volonté qui est la raison du crime.
«Qui obligeait les juifs à s'initier aux mystères Béelphégor, à s'asseoir aux banquets sacrilèges des morts, et à se repaître de la chair des victimes qu'on leur immolait ? Qui les a forcés à contracter des alliances honteuses avec les filles des peuples étrangers, à rechercher les infâmes jouissances de la débauche ? Qui les obligeait à brûler leurs enfants, à murmurer contre Dieu et à nourrir en secret des plaintes contre Moïse ? Quand ils ont oublié tarit de bienfaits, quand ils ont été ingrats, quand les regrets de leurs cœurs les reportaient vers l'Égypte, cédaient-ils à la violence ? étaient-ils donc contraints, lorsque Moïse étant sur la montagne, ils dirent à Aaron : «Fais-nous des dieux et un veau d'or ?» Et ainsi du reste de leur histoire. Vous peut-être, qui êtes païens, ils peuvent vous tromper en flattant vos oreille par des récits mensongers; mais à nous jamais aucun d'eux n'imposera ses fables. Demandez-leur plutôt qu'ils vous lisent leurs livres des Juges et des Rois, et l’Exode et les autres; qu'ils vous les montrent, et vous y verrez leur condamnation. Mais vous demandez pourquoi de nombreux chrétiens vont d'eux-mêmes sacrifier, et à cause de ces apostats vous insultez au petit nombre qui persévère. Représentez-vous une aire que remplit une abondante moisson. Le monceau de paille n'est-il pas plus gros que celui de grain ? Lorsque le colon avec sa pelle ou la double dent de sa fourche retourne les gerbes, la paille légère qu'il soulève s'envole au vent; mais le grain pesant et nourri demeure au lieu où il est tombé. Et quand le pêcheur jette à la mer ses filets, tout ce qu'il en retire est-il bon ? Or sachez qu'il en est ainsi des hommes que vous avez sous les yeux, que de la même manière il y a chez eux mélange du bien et du mal, du très bon et du très mauvais; mais si vous voulez les mettre en regard, la différence est frappante, et la comparaison fait connaître alors ce qui est bon.
«Vous avez des outrages pour la fidélité comme pour l'apostasie. A quel titre cloue voulez-vous que nous subissions les supplices auxquels vous nous condamnez ? Est-ce l'injustice ou l'innocence que vous voulez frapper ? Si c'est l'injustice, et que cependant vous n'ayez aucun fait pour motiver vos poursuites, vous vous montrez par là même plus injustes que ceux que vous prétendez punir. Si au contraire, c'est l'innocence, quel espoir vous reste donc à vous, puisque, à votre tribunal, les justes doivent souffrir de tels tourments ? Car si le juste a tant de peine à se sauver, que deviendront le pécheur et l'impie ? La menace d'un jugement pèse sur ce monde, et des signes nombreux nous avertissent qu'il n’est pas loin. J'ai parcouru le pays des Juifs, et j'ai voulu tout connaître par moi-même; après avoir passé le Jourdain, j'ai vu cette terre dont les mines attestent la colère de Dieu contre des monstres, qui, foulant aux pieds le respect de l'homme et les droits de l'hospitalité, tuaient ou prostituaient leurs hôtes. Oui, je l'ai vue cette terre dévorée par le feu de la vengeance divine; à jamais frappée de sécheresse et de stérilité, ce n'est plus qu'un amas de cendres encore fumantes. J'ai vu la mer Morte, qui a tremblé devant Dieu et changé sa nature; j'ai vu ses eaux qui refusent, je ne dis pas de nourrir un être vivant, mais même de le garder dans leur sein. Si un homme vient à y tomber, elles le rejettent; comme si elles craignaient que l'attouchement de cet homme ne fût encore pour elles une souillure ou la cause de nouveaux châtiments. Mais pourquoi chercher si loin des témoignages et vous rapporter des faits qui sont loin de vous, quand vous-mêmes avez sous les yeux un vaste incendie, et que vous nous racontez comment des torrents de flammes s'échappent en bouillonnant des flancs d'un rocher ? Rappelez-vous encore les feux qui dans la Lycie et dans de nombreuses îles sortent comme un fleuve des entrailles de la terre. Et si vous n'avez pas été témoins de ces merveilles, rappelez-vous du moins ces eaux à qui la nature, et non la main des hommes, a communiqué la chaleur; contemplez ces sources brûlantes qu'anime un feu qu'elles devraient éteindre. Et d'où pensez-vous qu'il vienne ce feu, s'il n'a pas son aliment dans les feux de l'enfer ? Vous dites que sous Deucalion, nous disons au temps de Noé, la terre a été ravagée, et par le feu, et par les inondations; car la vérité catholique est connue du moins en partie chez tous les peuples. C'est pourquoi nous vous annonçons le jugement que le Verbe de Dieu, Jésus Christ, va venir exercer par le feu. Quant à vos dieux, nous ne les adorons pas, nous ne vénérons point des images d'or; car la religion ne voit en elles rien de sacré; leur matière seule a quelque valeur.»
Ainsi parlait Pionius, et il semblait vouloir continuer; car tout le peuple, Polémon lui-même, lui prêtaient une oreille attentive, et personne n'eût osé l'interrompre. Mais à ces mots : «Nous n'adorons point vos dieux, nous ne vénérons point des images d'or,» on fit entrer les saints martyrs dans le prétoire. Pionius s'y vit entouré d'une foule nombreuse qui, s'unissant à Polémon, cherchait à le séduire par les caresses de la louange. «Pionius, lui disaient-ils, écoute nos conseils : la vie et la santé sont choses précieuses; bien des raisons t'obligent à les conserver; tu es digne de vivre, et à cause du mérite de tes actions, et à cause de ta douceur. C'est un grand bien de vivre, d'aspirer la lumière du jour.» Et ils continuaient ainsi leurs instances; mais Pionius reprit : «Comme vous, je dis qu'il est bon de vivre et d'aspirer la vie dans les flots de la lumière; mais j'entends cette lumière qui est le terme de nos désirs. En préférant cette lumière supérieure que nous ambitionnons, ce n'est point par mépris des dons de Dieu que nous délaissons celle d'ici-bas; nous la sacrifions pour jouir de biens plus grands et meilleurs. Néanmoins je dois vous remercier de m'avoir trouvé digne de votre affection et de vos honneurs; mais nous y soupçonnons un piège. La haine déclarée a toujours été moins nuisible que les caresses trompeuses.»
A ces mots, du milieu de la foule, un homme méchant et pervers nommé Alexandre lui cria: «A ton tour, prête l'oreille à ma parole.» Pionius lui répondit : «C'est à toi plutôt de m'écouter; car ce que tu sais, je le sais aussi; mais toi, ce que je sais tu ne le sais pas.» Alors, insultant aux liens des bienheureux martyrs, Alexandre dit : «Que signifient ces liens ?» Pionius répondit : «C'est afin qu'en nous voyant ainsi traînés par la ville, on ne croie pas que nous allons sacrifier; c'est afin que vous-mêmes vous renonciez à nous conduire aux temples, comme vous faites pour les autres chrétiens; enfin c'est pour que vous compreniez qu'il est inutile de nous interroger, puisque nous courons de nous-mêmes à vos prisons.» Alexandre se tut; mais le peuple continuait ses prières et ses sollicitations. Le bienheureux martyr dit : «Notre résolution est arrêtée 'et rien ne nous la fera changer.» Puis comme il se mettait à adresser des reproches pleins de fermeté et d'énergie à ceux qui l'entouraient, leur rappelant le passé et le faisant craindre l'avenir, Alexandre reprenant la parole : «Qu'est-il besoin, dit-il, de tous vos discours, puisqu'il n'est plus possible, de vous laisser vivre; que dis-je ? puisqu'il est souverainement nécessaire que vous mouriez ?»
Cependant le peuple se disposait à aller au théâtre, afin que du haut de la scène, à la faveur de la voûte, la voix du bienheureux martyr fût mieux entendue; mais je ne sais quels personnages s'approchant alors de Polémon, lui persuadèrent que s'il permettait au martyr de parler, il en pourrait naître des troubles et du désordre. C'est pourquoi Polémon, effrayé de ces menaces, dit à Pionius : «Puisque tu refuses de sacrifier, du moins viens au temple.» Pionius répondit: «Il n’est pas bon pour vos idoles que nous entrions dans vos temples.» Polémon reprit : «Tu as donc endurci ton âme contre toute persuasion ?» Mais Pionius à son tour : «Plût à Dieu que je pusse vous toucher, et vous persuader de devenir chrétiens.» Quelques-uns se prirent à rire et lui crièrent : «Garde-toi de le faire; nous serions brûlés vifs.» Pionius leur dit: «Il est bien plus terrible d'être brûlé après la mort.» Pendant cette contestation, ils aperçurent un sourire sur les lèvres de Sabine, et lui dirent d'une voix terrible et menaçante: «Tu ris ?» Elle répondit : «Je ris, puisque Dieu le permet; car nous sommes chrétiens.» Ils lui dirent : «Tu vas souffrir un supplice que certainement tu ne veux pas; car celles qui refusent de sacrifier, on les jette dans les lieux de prostitution pour y compléter le nombre des courtisanes, et assouvir la passion des débauchés.» Elle répondit : «Tout ce qui plaira à Dieu.»
Pionius s'adressant encore à Polémon, lui dit : «Si tu as l'ordre de persuader ou de punir, punis donc; puisque tu ne peux persuader.»
Polémon, irrité de la hardiesse de ce langage, lui dit : «Sacrifie.» Pionius répondit : «Je ne sacrifierai pas.» Polémon dit : «Pourquoi ?» Pionius répondit : «Parce que je suis chrétien.» Polémon dit : «Quel est le Dieu que tu adores ?» Pionius répondit : «Le Dieu tout-puissant qui a fait le ciel, et la terre, et la mer, et tout ce qu'ils renferment, et nous tous; le Dieu qui nous a tout donné et que nous connaissons par Jésus Christ, son Verbe.» Polémon dit : «Au moins sacrifie à l'empereur.» Pionius reprit : «Je ne sacrifierai point à un homme.»
Alors le notaire se mit à tracer sur des tablettes de cire les réponses de l'accusé, et Polémon dit à Pionius : «Quel est ton nom ?» Pionius répondit : «Chrétien.» Polémon dit : «De quelle Église.» Pionius répondit : «De l'Église catholique.» Polémon laissant là Pionius, se tourna vers Sabine. Or, par le conseil de Pionius, Sabine avait changé son nom en celui de Théodote, de peur de retomber entre les mains d'une maîtresse impie, qui sous l'empereur Gordien avait voulu lui l'aire abandonner la foi, et l'avait enchaînée et reléguée dans les montagnes où les frères avaient secrètement fourni à ses besoins. Polémon lui dit : «Quel est ton nom ?» Elle répondit : «Théodote et chrétienne.» Polémon dit : «Si tu es chrétienne, de quelle Église es-tu?» Elle répondit : «De l'Église catholique.» Polémon dit : «Quel est le Dieu que tu adores ?» Elle répondit : «Le Dieu tout-puissant, qui a fait le ciel, et la terre, et la mer, et tout ce qu’ils renferment, et que nous connaissons par Jésus Christ, son Verbe.» Ensuite Polémon s'adressant à Asclépiade, qui se tenait auprès de Sabine, lui demanda son nom. Asclépiade répondit : «Chrétien.» Polémon dit : «De quelle Église ?» Asclépiade répondit : «De l'Église catholique.» Polénion dit : «Quel est le Dieu que tu adores ?» Asclépiade répondit : «Le Christ.» Polémon dit : «Quoi donc, en est-ce un autre ?» Asclépiade répondit : «Non; c'est celui-là même que ceux-ci viennent de confesser.»
Après cet interrogatoire, on les conduisit à la prison; l'immense foule du peuple les suivait. Ses flots s'étaient tellement pressés et entassés sur le Forum Martha, qu'on avait peine à ouvrir un passage au milieu de cette multitude. Quelques-uns, durant ce trajet, remarquant la rougeur qui animait les traits du bienheureux martyr, étaient frappés d'admiration et disaient : «Qu'est-ce ceci ? cet homme que nous avons toujours vu blême et livide, comme sa pâleur s'est changée tout à coup en un teint vermeil !» Sabine, pour éviter,d'être écrasée par la foute, se pressait à son côté et s'y tenait comme attachée; quelqu'un lui dit : «Tu tiens sa tunique, comme si tu craignais d'être privée de son lait.» Un autre élevant la voix, s'écria : «Qu'on les punisse, s'ils ne veulent pas sacrifier.» Polémon lui répondit : «Nous n'avons ni les faisceaux, ni les haches, pour nous donner ce pouvoir.» Un autre disait d'un ton moqueur: «Voyez ce petit homme, lui, il va sacrifier.» Il parlait d'Asclépiade, le compagnon de Pionius. Pionius répondit : «Non, il ne le fera pas.» Un autre disait tout haut : «Ils sacrifieront l'un et l'autre.» Pionius répondit : «Chacun suit sa propre volonté; mon nom est Pionius; si quelqu'un veut sacrifier, je n'ai rien de commun avec lui; qu'il unisse son nom à celui qui déjà l'a fait.» Au milieu de ces mille paroles qui se croisaient, une voix, du milieu de la foule, cria à Pionius : «Comment, avec tant de sagesse et de science, peux-tu t'obstiner à courir à la mort ? «Non la mort, répondit Pionius; mais ce que vous croyez être ma mort. Tout m'oblige au contraire, de plus en plus, à persévérer dans la confession de ma foi; vous n'avez pas oublié les immenses funérailles qui vous ont attristés, la famine affreuse et avec, elle tous les fléaux dont vous avez été les victimes.» «Mais, lui cria une autre voix, cette famine, tu en as souffert, toi aussi, avec nous.» «Oui, répondit Pionius; mais j'avais avec moi l'espérance en Dieu.»
La foule était si grande que les gardes eurent peine à ouvrir les portes de la prison; ils entrèrent cependant et introduisirent Pionius et ses compagnons. Ceux-ci trouvèrent dans ce lieu un prêtre de l'Église catholique, nommé Lemnus, une femme nommée Macédonia, et un homme du bourg de Carcerène, qui appartenait à la secte des Phrygiens. On les mit tous ensemble, et de pieux serviteurs de Dieu ne tardèrent pas à les visiter. Mais les gardes de la prison remarquèrent que Pionius, par une résolution concertée avec ses compagnons, refusait tout ce que les fidèles venaient lui offrir; dans l'extrême, indigence, disait-il il n'avait jamais été à charge à personne; comment pourrait-il être forcé maintenant à accepter quelque chose ? Les gardes, accoutumés à recevoir des présents de ceux qui venaient visiter les chrétiens, et irrités de ce que ceux-ci ne leur apportaient aucun profit, les enfermèrent dans la partie de la prison la plus enfoncée sous terre; afin que loin du jour et privés des secours de la commisération, ils souffrissent d'affreuses tortures, au milieu de la fange d'un cachot ténébreux et fétide. Les bienheureux obéirent en bénissant le Seigneur, et ils distribuèrent à leurs gardes des présents, comme les visiteurs avaient coutume de faire. Le geôlier admirant cette générosité, voulut les faire rentrer dans la partie où ils étaient d'abord; mais ils refusèrent de quitter leur cachot, répétant à haute voix : «Gloire éternelle vous soit rendue, Seigneur ! rien ne pouvait nous être meilleur que le sort qu'on nous a fait.»
Laissés libres de faire ce qu'ils voudraient, ils passèrent le jour et la nuit dans la lecture et la prière. Ainsi leur foi se fortifiait et s'éclairait, pour affronter bientôt les supplices. Or, pendant qu'ils se livraient à ces actes pieux, un grand nombre de païens et de gentils vinrent les visiter, dans le dessein de gagner Pionius. Mais en entendant parler ce grand serviteur de Dieu, ils demeuraient frappés d'admiration et subissaient, comme malgré eux, l'ascendant d'une vertu qu'ils venaient pour corrompre. Ceux qui, cédant à la violence, avaient sacrifié, venaient aussi; ils baignaient les portes de la prison de larmes abondantes, qui coulaient comme des torrents; les gémissements qui s'échappaient de leurs poitrines ne leur laissaient pas le temps de respirer, et leurs sanglots sans cesse répétés semblaient renouveler à chaque instant leur douleur, chez ceux-là surtout dont on avait jusqu'à leur chute admiré la vertu. Pionius, en les voyant plongés dans ce deuil profond et inconsolable, pleurait avec eux et leur disait : «A quel nouveau genre de supplice suis-je donc condamné ? Il me semble qu'on déchire mon corps, qu'on m'arrache violemment tous tes membres, quand je vois les perles de l'Église foulées aux pieds des pourceaux, les étoiles du ciel attirées jusqu'à terre dans les replis de la queue du dragon, et la vigne, que la main de Dieu avait plantée, ravagée par un sanglier et ouverte au pillage de tous les passants. Mes enfants, à qui chaque jour je donnais une nouvelle naissance, jusqu'à ce que le Christ fût formé en eux, se sont égarés dans des sentiers âpres et sauvages; ces tendres rejetons que j'élevais et nourrissais m'ont été arrachés. Suzanne est encore aujourd'hui traînée devant des juges impies; des vieillards sacrilèges l'environnent, insultent à sa délicate et virginale beauté par des regards lascifs, et entassent sur sa tête d'horribles calomnies. Aujourd'hui encore, Aman menace et triomphe dans ses banquets; Esther, et avec elle toute la cité, sont dans les larmes. Aujourd’hui la faim et la soif dévorent les âmes dans les tourments d'une persécution plus affreuse que la famine et la sécheresse; aujourd'hui enfin, parce que toutes les vierges sont ensevelies dans le sommeil, les paroles dur Seigneur Jésus sont accomplies. «En quel lieu du monde le Fils de l'homme, quand il viendra, pourra-t-il trouver encore de la foi ?» Car j'entends dire que partout le chrétien trahit son frère, afin que soit accompli ce qui a été dit : «Le frère livrera son frère à la mort.»
«Mais quoi 1! parce que Satan a demandé nos âmes, et qu'avec son trident de feu il purifie l'aire du père de famille, pensez-vous que la saveur ait abandonné le sel de la terre, et qu'il ne soit plus bon qu'à fouler aux pieds des hommes ? Non, mes enfants, ne le croyez pas. Dieu n'a pas quitté le monde; c'est nous qui avons quitté Dieu. Il a dit : «Mes mains pour vous délivrer ne se lassent point, mes oreilles n'ont jamais été fatiguées de vos cris.» Ce sont donc nos péchés qui nous éloignent de Dieu; et, s'il ne nous exauce pas, ce sont nos infidélités qu'il faut accuser, et non point la dureté de Jésus Christ notre Seigneur. Car enfin, que n'avons-nous pas fait contre Lui ? nous avons délaissé Dieu. D'autres l'ont méprisé, quelques-uns ont péché par avarice et par légèreté; ils se sont accusés, ils se sont trahis mutuellement, et ils meurent victimes de coups dont ils se déchirent les uns les autres. Et cependant nous avons un précepte qui nous oblige à plus de justice que n'en ont eu les scribes et les pharisiens !
«J'apprends encore que plusieurs d'entre vous sont pressés par les juifs d'aller à la synagogue. Gardez-vous de ce crime, le plus grand que vous puissiez commettre, celui pour lequel il n'y a point de pardon, parce qu'il est le blasphème contre l'Esprit saint. Ne soyez point comme eux des princes de Gomorrhe, des juges de Sodome, dont les mains sont souillées du sang des innocents et des saints. Nous, du moins, nous n'avons pas tué les prophètes, ni livré le Sauveur. Mais pourquoi m'étendrais-je davantage ? Rappelez-vous ce que vous avez vous-mêmes entendu. J'ai appris que les juifs vomissaient d'affreux blasphèmes; qu'ils disaient, dans leurs vaines impostures, et répétaient partout que le Seigneur Jésus Christ, comme un simple mortel, avait succombé à la violence et n'avait pu échapper à la mort. Mais, dites-moi, quel est le mortel qui a succombé par faiblesse à la violence, et dont les disciples cependant ont chassé pendant tant d'années et continueront encore à chasser les démons ? Quel est ce maître impuissant contre la violence et la mort, et dont pourtant les disciples, et après eux tant d'autres fidèles, ont affronté les supplices avec un joyeux empressement ? Faut-il rappeler les miracles qui ont été faits dans l'Église catholique, à des hommes qui ne savent pas encore que celui-là seulement meurt honteusement victime de la violence, qui, rejetant le bienfait de la vie, attente à ses jours librement et de ses propres mains.
«Ce n'est point encore assez pour ces âmes sacrilèges; ils ajoutent à leurs crimes de nouveaux blasphèmes; ils expliquent comment le Seigneur Jésus Christ est remonté au ciel avec sa croix, en disant qu'il a été évoqué du séjour des ombres par la magie. C'est ainsi que ce que l'Écriture leur enseigne, à eux aussi bien qu'à nous, sur le Christ et le Seigneur, ils le tournent en blasphèmes et en impiétés. Ceux qui tiennent un pareil langage ne sont-ce pas des pécheurs, des perfides, des misérables.
«Je veux redire ici ce que souvent les juifs m'ont enseigné dans ma première enfance; et je les convaincrai de mensonge. Il est écrit : Saül interrogea la pythonisse et lui dit : «Évoque-moi Samuel le prophète.» Et cette femme vit se dresser devant elle un homme revêtu de la robe des prêtres. Saül crut que c'était Samuel, et il l'interrogea sur les choses qu'il voulait connaître. Eh! quoi donc, cette magicienne pouvait-elle évoquer Samuel ? S'ils conviennent qu'elle le pouvait, ils avoueront par là-mème que l'iniquité est plus puissante que la justice; si au contraire ils nient que cette femme ait pu évoquer une ombre, il faudra bien qu'ils demeurent convaincus que la résurrection du Seigneur Jésus Christ n'a point été une évocation magique. C'est ainsi qu'il se voient réduits à l’alternative, ou de s'avouer vaincus, ou de trouver leur condamnation dans leurs prétentions mêmes. Quant à l'explication du texte, la voici : Comment le démon d'une magicienne pouvait-il évoquer l'âme d'un saint prophète, qui, déjà transporté dans le sein d'Abraham, y jouissait du repos du paradis; puisque c'est une loi que toujours le plus faible soit vaincu par le plus fort ? Faut-il donc dire, comme plusieurs le croient, que Samuel a été rappelé à la vie ? Nullement. Mais que penser alors de cette apparition ? De même qu'autour de ceux qui portent Dieu dans un cœur pur, les anges s'empressent pour les assister, de, même les démons obéissent aux devins, aux enchanteurs, aux magiciens, et à tous ceux qui, sous prétexte de divination, vendent dans les campagnes isolées les prétendus secrets de leur fureur prophétique. Si donc l'apôtre a dit que Satan se transformait en ange de lumière, il n'est pas étonnant que ses ministres aussi se transfigurent; ainsi il est parlé d'un Antichrist, c'est-à-dire faux Christ. L'âme de Samuel n'a donc point été évoquée; mais les démons ont revêtu les traits du prophète, pour le montrer à cette femme et à Saül prévaricateur. C'est ce que fait voir la suite même du texte sacré. Samuel en effet dit à Saül: «Tu seras aujourd'hui avec moi.» Comment un adorateur des dieux et des démons aurait-il pu se trouver réuni en un même lieu avec Samuel ? Et n'est-il pas évident pour tous que Samuel ne pouvait être avec les impies ? Si donc il n'a pas été possible d'évoquer l’âme d'un prophète, comment s'obstiner à croire qu'on ait, par des enchantements, évoqué du sépulcre le Seigneur Jésus, quand ses disciples affirment qu'ils L'ont vu monter au ciel, et souffrent avec joie la mort pour soutenir leur témoignage ? Mais si ces vérités n'ont point de prise sur vos âmes, allez demander aux prévaricateurs et aux adorateurs des démons de vous apprendre à devenir parfaits.» Et mettant fin à ce long discours, il leur commanda de sortir à l'instant de sa prison.
Sur ces entrefaites arrive Polémon suivi d'une grande foule. Il crie d'une voix terrible : «Eudémon votre évêque vient de sacrifier, et le magistrat vous ordonne de venir promptement au temple.» Pionius répondit : «Il est d'usage que les prisonniers attendent l'arrivée du proconsul. Comment êtes-vous assez téméraire pour usurper les fonctions d'un magistrat.» Ainsi rebuté, Polémon sortit; mais pour revenir bientôt avec une suite plus nombreuse. Cette fois, le maître de la cavalerie, dans un langage artificieusement étudié, dit à Pionius : «Nous venons ici envoyés par le proconsul, avec ordre de vous conduire tous à Éphèse.» Pionius répondit : «Que celui qui en a reçu la mission s'approche, et nous partons sans délai.» Alors le maître de la cavalerie, ou plutôt, pour me servir de l'expression consacrée, le turmaire, personnage de l'ordre des Illustres, se présenta et dit : «Si tu refuses d'obéir, tu sentiras quel est le pouvoir du turmaire.» Et en même temps il lança une corde au cou de Pionius, et la serra si rudement qu'il ne pouvait plus respirer; puis il le livra aux appariteurs pour le conduire. Pionius en cet état n'avait plus de parole; mais Sabine et les autres prisonniers que l'on traînait avec lui au forum, criaient à haute voix : «Nous sommes chrétiens.» On les traînait; car ne voulant céder qu'à la violence, ils s'étaient jetés à terre, afin d’empêcher, ou du moins de retarder leur entrée dans le temple des idoles. Pour Pionius, il était porté ou plutôt traîné par six appariteurs. Ceux-ci à la fin fatigués et cédant sous le poids, le frappaient du pied dans les flancs, pour le contraindre par la douleur à suivre, ou à ne pas rendre, à dessein, leur fardeau intolérable. Mais il demeurait immobile, et il semblait à ces bourreaux que leurs coups ajoutaient encore à la pesanteur du martyr. Quand ils virent inutiles tous leurs efforts pour le faire avancer, réduits à s'avouer vaincus, ils demandèrent du secours, afin de triompher du moins par le nombre.
Aussitôt, au milieu des transports bruyants d'un triomphe devenu facile, il saisissent Pionius et vont le placer, comme une victime près de l'autel, au lieu même où était encore celui qu'on disait avoir sacrifié. Alors Lépidus, l'un des juges, leur dit d'une voix sévère : «Pourquoi ne sacrifiez-vous pas ?» Ils répondirent : «Parce que nous sommes chrétiens.» Les juges continuèrent : «Quel Dieu honorez-vous ?» Pionius répondit : «Celui qui a fait le ciel, et qui pour l'embellir a créé les étoiles; celui qui a affermi la terre, lui a donné les fleurs et les arbres pour parure; pour ceinture, la vaste mer, dont il a tracé les limites qu'elle ne doit pas franchir.» Les juges ajoutèrent : «Celui qui a été crucifié ?» Et Pionius répondit : «Oui, celui que le Père a envoyé pour le salut du monde.» Les juges alors se dirent entre eux: «Forçons-les à renier leur foi.» Mais Pionius élevant la voix : «Rougissez, adorateurs de faux dieux, et donnez à la justice au moins quelques égards; obéissez à vos lois. Pourquoi les violez-vous, et n’accomplissez-vous pas ce qu'elles ordonnent. Elles vous disent : «A ceux qui résistent, la mort; mais non la violence.»
A ces paroles, un certain Rufinus, habile dans l'art des rhéteurs, et qui s'était fait la réputation d'un homme éloquent, répondit : «Tais-toi, Pionius. Il te sied mal de poursuivre ainsi la gloire avec une vaine jactance de paroles.» Pionius répondit : «Est-ce dans le volume de tes histoires que tu as appris cette leçon ? Est-ce là ce que disent tes livres ? Est-ce que Socrate, ce prince de la sagesse, n'a pas été traité par les Athéniens comme nous le sommes aujourd'hui ? Socrate, Aristide et Anaxarque, étaient-ce donc des insensés, nés seulement pour les aveugles fureurs de la guerre et des combats, et incapables du langage des lois, ces hommes vraiment éloquents, parce qu'ils avaient la science ? Ils n'affectaient point l'ambitieux éclat d'un langage étudié, parce que la science de la philosophie leur avait donné, avec la justice, la raison, la sagesse et la modestie qui l'accompagnent. Car dans tout ce qui mérite la louange, autant l'on estime la modestie, autant l'on déteste la jactance.» Rufinus, à ces paroles du bienheureux martyr, demeura muet, comme frappé de la foudre.
Mais un personnage revêtu des hautes dignités du siècle dit : «N'élève pas la voix, Pionius.» Pionius répondit : «Mais toi, n'essaie pas la violence; élève le bûcher, et nous entrerons aussitôt dans les flammes.» Alors d'une autre partie de l'enceinte, je ne sais quelle voix cria : «C'est lui qui par ses discours et son autorité, empêche les autres de sacrifier.» Puis on essaya de placer sur la tête de Pionius les couronnes que les sacrilèges adorateurs du dieu avaient coutume de porter; il les mit en pièces, et leurs débris couvrirent le sol du temple, au pied de ces mêmes autels dont elles étaient des tinées à faire l'ornement. Cependant le prêtre, portant à l'extrémité des crochets sacrés les entrailles encore fumantes des victimes, s'approchait de Pionius, comme pour les lui présenter. Tout à coup un remords semble l'arrêter; il n'ose s'approcher d'aucun des martyrs, et seul, aux yeux de la foule, il dévore ces mets impies qui donnent la mort au cœur qui les reçoit. Les martyrs répétaient à haute voix : «Nous sommes chrétiens.» On ne savait quel parti prendre contre eux; le peuple les chargeait de soufflets; enfin ou les força à revenir à leur ancienne prison. Pendant le trajet, une foule sacrilège leur prodiguait les insultes et la risée. L'un disait à Sabine : «Ne pouvais-tu pas mourir dans ta patrie ?» Sabine répondait: «Quelle est ma patrie ? Je suis la sœur de Pionius.» Un autre, un ordonnateur des jeux, disait à Asclépiade : «Je veux te réclamer, comme condamné aux combats des gladiateurs.» Enfin, au moment où Pionius entrait dans la prison, un des appariteurs le frappa à la tète si violemment, que la main de ce barbare se gonfla tout à coup, ses flancs se soulevèrent, il ne pouvait plus respirer. A peine les martyrs furent-ils réunis, qu'ils commencèrent un hymne d'actions de grâces au Seigneur, qui avait soutenu leur courage dans la profession de la foi catholique, pour la gloire de son Nom.
Peu de jours après, le proconsul revint à Smyrne, selon sa coutume. Il se fit présenter Pionius, et commença ainsi son interrogatoire : «Quel est ton nom ?» Il répondit : «Pionius.» Le proconsul dit : «Sacrifie.» Pionius répondit : «Je ne sacrifierai pas.» Le proconsul dit : «De quelle religion es-tu ?» Pionius répondit : «De la catholique.» Le proconsul dit : «De quelle catholique ?» Pionius répondit : «Prêtre de l'Église catholique.» Le proconsul dit : «Tu étais donc leur docteur ?» Pionius répondit : «Je les instruisais.» Le proconsul dit : «Et dans quelle science les instruisais-tu ?» Pionius répondit : «Dans la piété.» Le proconsul dit : «Quelle est cette piété ?» Pionius répondit : «La piété envers le Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer.» Le proconsul dit : «Sacrifie donc.» Pionius répondit : «J'ai appris à n'adorer que le Dieu vivant.» Le proconsul dit : «Nous adorons, nous, tous les dieux, et le ciel et les dieux qui sont dans le ciel. Mais pourquoi regardes-tu l'air ? Est-ce que tu le pries ? Sacrifie-lui donc.» Pionius répondit : «Ce n'est pas l'air que je regarde; je regarde le Dieu qui a fait l'air.» Le proconsul dit : «Qui donc l'a fait ? nomme-le nous.» Pionius répondit «Il ne m'est pas permis de dire son Nom.» Le proconsul dit : «Il faut que tu confesses que celui qui l'a fait est Jupiter qui règne dans le ciel, avec tous les dieux et déesses. Sacrifie donc, à ce roi du ciel et de tous les dieux.»
Pionius garda le silence; le proconsul le fit alors attacher au chevalet, pour lui arracher par la douleur ce qu'il ne pouvait obtenir par la persuasion. Lors donc qu'on eut commencé contre lui la torture, le proconsul dit : «Sacrifie.» Pionius répondit : «Je ne sacrifierai pas.» Le proconsul dit : «Un grand nombre ont sacrifié; ils ont ainsi évité les supplices et jouissent maintenant de la vie. Sacrifie.» Pionius répondit : «Je ne sacrifierai pas.» Le proconsul insistant : «Sacrifie.» Pionius répondit : «Je ne sacrifierai pas.» Enfin le proconsul une troisième fois : «Refuses-tu donc absolument de sacrifier.» Pionius répondit : «Non, je ne sacrifierai pas.» Le proconsul dit : «Pourquoi tant d'orgueil ? quelle est cette illusion qui te fait courir avec empressement à la mort ? Fais ce que l'on t'ordonne.» Pionius répondit : «Ce n'est point l'orgueil qui m'enivre; mais je crains le Dieu éternel.» Le proconsul dit : «Qu'est-ce que cela veut dire ? Sacrifie.» Pionius répondit : «Je t'ai dit que je craignais le Dieu vivant.» Le proconsul répondit : «Sacrifie aux dieux.» Pionius répondit : «Je ne le puis pas.» Le proconsul, après avoir entendu le bienheureux martyr exprimer sa volonté avec tant de fermeté et d'énergie, délibéra quelque temps avec son conseil; puis s'adressant de nouveau à Pionius, il lui dit : «Ta résolution est-elle inébranlable ? ne veux-tu pas donner au moins à la fin une marque de repentir ?» Pionius répondit : «Je ne le ferai pas.» Le proconsul dit : «Tu es encore libre de prendre un parti; consulte et pèse avec plus de maturité et de sagesse ce que tu dois faire.» Pionius répondit : «Je n'ai pas besoin d'une délibération plus longue.» Alors le proconsul dit : «Puisque tu cours à la mort, tu mourras dans les flammes qui vont te dévorer tout vivant.» Et il fit lire la tablette sur laquelle était écrite la sentence, en ces termes : «Pionius, homme au cœur sacrilège et qui s'avoue chrétien, est condamné à être brûlé vif; afin que sa mort inspire aux hommes la crainte, et satisfasse la vengeance des dieux.»
Il alla donc au supplice, ce grand homme qui devait laisser aux chrétiens un exemple et repaître la cruauté des impies; mais on ne voyait point ses pas chanceler, ses genoux s'agiter, ses membres se raidir, comme il arrive ordinairement à ceux qui marchent à la mort. En face du supplice, son cœur n'hésita pas; les horreurs de la mort ne ralentirent point sa marche. Au contraire, parce qu'il allait mourir, ses pieds étaient plus rapides, son corps plus léger, son cœur plus calme. Quand il fut arrivé au lieu de l'exécution, avant que le bourreau lui en eût donné l'ordre, il se dépouilla de ses vêtements. En considérant ses membres, dans lesquels il avait su conserver la pureté, il leva les yeux au ciel et rendit grâces à Dieu qui l'avait secouru dans sa Bonté. On le mit ensuite sur le bûcher qu'avait élevé pour lui la fureur des gentils, et il présenta lui-même ses membres aux clous qui devaient l'attacher sur le bois. Lorsque le peuple vit ses pieds et ses mains percés de clous, il fut touché d'un sentiment de compassion ou de remords, et il se mit à crier : «Repens-toi, Pionius. On va arracher les clous, si tu promets d'obéir.» Pionius répondit : «J'ai ressenti les coups; je sais que je suis attaché.» Puis, après un instant de silence : «Si je cherche la mort, si je cours à elle, c'est pour rendre devant tout ce peuple un témoignage à la résurrection future.» Alors on dressa les poteaux où étaient attachés Pionius et un prêtre nommé Métrodore, avec les autres compagnons de leur martyre. Pionius était à droite, Métrodore à gauche, tous deux les yeux tournés vers l'orient, que leur cœur saluait avec amour. Cependant on apporte du bois; et la flamme, prenant une nouvelle force dans les aliments qu'on lui jette, dévore, en pétillant, le bûcher qu'elle a bientôt envahi tout entier. Pionius ferma les yeux et demanda en silence au Seigneur de lui accorder un tranquille repos dans la mort. Peu après, on vit son visage tout rayonnant de joie; il regarda la flamme, dit Amen, et, recommandant son esprit à Celui de qui il attendait sa récompense, et qui a promis de faire justice lui-même aux âmes injustement condamnées, il ajouta : «Seigneur, recevez mon âme.»
Telle fut la mort du bienheureux Pionius; tel fut le martyre de cet homme dont la vie toujours sans reproche n'avait point connu les chaînes du monde ni les souillures du péché; dont la simplicité avait toujours été pure, la foi inébranlable et l'innocence toujours constante. Son cœur avait été, fermé au vice, parce qu'il l'avait tenu ouvert à son Dieu. Ainsi, à travers les ténèbres, il a couru à la lumière; ainsi, par la porte étroite, il a gagné, d'un pas rapide, les vastes plaines de la gloire. Le Dieu tout-puissant voulut même nous donner quelques signes de la beauté de sa couronne. Tous ceux en effet que la compassion ou la curiosité avaient amenés au lieu du supplice, virent tout à coup le corps de Pionius si merveilleusement transformé, qu'on eût pu croire que tous ses membres avaient été renouvelés. Ses oreilles étaient dressées sans raideur, sa chevelure plus belle, sa barbe mieux nourrie, tout son corps offrant l'apparence d'une agréable jeunesse. Ainsi ces membres rajeunis par le feu attestaient la vertu du martyr, et donnaient l'idée de la résurrection. Son visage semblait sourire avec une grâce toute céleste; on y découvrait un reflet de la beauté des anges; et tout ce spectacle inspirait aux chrétiens la confiance et aux gentils la terreur.
Ceci se passa sous le proconsulat de Jules en Asie, Proculus et Quintilianus étant magistrats; sous le troisième consulat de l'empereur Décius et le second de Gratus; selon les Romains, le quatre des ides de mars; selon les Asiatiques, le douze du sixième mois; enfin, selon notre manière de compter, un samedi, à la dixième heure, sous le règne de notre Seigneur Jésus Christ, à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.