SAINT FROBERT, MOINE DE LUXEUIL ET ABBÉ DE MONTIER-LA-CELLE
668 ou 673

tiré de : Les Petits Bollandistes; Vies des saints tome 1 p. 221 à 225

fêté le 8 janvier


Saint Frobert1 naquit à Troyes, vers le commencement du 7e siècle, de parents d'humble condition, mais vertueux. Dès l'âge le plus tendre, il parut destiné à être un vase d'élection. Lorsqu'il fut en âge d'apprendre, on le mit aux écoles que Ragnégisile,2 alors évêque de Troyes, entretenait à ses frais; il y fit de grands progrès dans les sciences, et surtout dans la foi, la sainteté de la vie, l'amour de Dieu; tout ce qu'il apprenait dans les saintes Écritures, il le mettait aussitôt en pratique, consultant sans cesse ce miroir pour parer son âme, à cause de cette parole céleste : «Ce ne sont pas ceux qui entendent, mais ceux qui pratiquent la loi de Dieu qui seront justifiés devant lui». On voyait bien aussi qu'il se proposait d'imiter les vertus des saints pères, et il se rendait si parfait en toutes, qu'on ne pouvait dire en laquelle il était le plus admirable. Il s'offrait à Dieu en perpétuel holocauste, s'appliquait à une oraison continuelle, cherchant le repos de l'âme, sans se soucier de celui du corps; le jeûne et l'abstinence étaient ses mets favoris. Ainsi exercé et armé, il combattait déjà les ennemis du salut comme un vieux soldat. Le démon, voyant croître une si redoutable sainteté, ne manqua pas de lui déclarer une guerre acharnée : plusieurs fois, pendant que le jeune Frobert se rendait à l'école pour apprendre les psaumes, il se présenta à ses regards sous des formes horribles pour l'épouvanter. Mais l'enfant, éclairé de la grâce céleste, connaissait bien ces tromperies diaboliques il s'en moquait, et, s'armant du signe de la croix, il chassait son ennemi.
Dieu voulut faire voir dès lors, par un beau miracle, le mérite de ce saint enfant et le plaisir qu'il prenait en sa pureté innocente. Sa mère perdit la vue : depuis ce jour, vivant dans les ténèbres, elle ne faisait que se lamenter : son cher enfant la réconfortait. Un jour qu'elle était toute éplorée, elle le pria, en l'accablant de ses caresses maternelles, de faire sur ses yeux, une fois seulement, le signe de la croix, disant qu'elle espérait s'en bien trouver. Dans son humilité, il refusait; mais enfin sa mère le gagna, tant par ses importunités que par la compassion qu'elle lui inspirait. Il invoqua donc le nom de Jésus, et imprima le signe salutaire de la croix sur les yeux de sa mère, qui recouvra la vue plus claire qu'auparavant. Ce miracle publié ravit d'admiration les personnes qui l'entendirent, et plusieurs furent portées à l'imitation de sa sainte vie. L'évêque Ragnégisile considérant en ce petit saint une grande pureté d'esprit et d'innocence, le fit clerc pour servir aux divins offices, et, dans sa tendresse, l'envoya au célèbre monastère de Luxeuil, afin qu'étant bien instruit en la vie monacale, il rapportât dans la ville et le diocèse de Troyes de saints exemples de perfection; car, en ce temps-là, le monastère de Luxeuil était à peu près sans rival dans les Gaules, sous le double rapport de la vertu et de la science. Saint Walbert, homme excellent en la vie monastique, en était alors abbé. Frobert y fut reçu avec une grande joie par les moines. La simplicité et la candeur de son âme furent connues en peu de temps; tous admiraient en ce jeune homme sa profonde humilité, son abstinence tempérée, sa patience très douce; on voyait que, toujours uni à Dieu en son esprit, il menait la vie angélique au milieu de ses confrères.
Luxeuil avait une grande réputation en France, à cette époque, à cause de la bonne doctrine et de la perfection de vie qu'on y apprenait. Voilà pourquoi on y envoyait de tous côtés la jeunesse pour s'y bien former. Aussi Walbert ne gouvernait pas alors moins de six cents, d'autres disent neuf cents moines. De son côté, saint Bortoald, évêque de Langres, y avait envoyé un nommé Teudolène, qui fut abbé du monastère de Saint-Seine, pour y perfectionner sa science et ses vertus. Frobert et lui se visitaient et conversaient souvent ensemble. Or, Teudolène, surpris de trouver une simplicité d'enfant dans un jeune homme plein de mérite et de talent, voulut expérimenter si elle venait d'un fonds de vertu et d'innocence ou d'une feinte trompeuse, comme il n'arrive que trop souvent. Trop curieux et s'émancipant avec d'autres frères de la maison, hors du devoir et de la charité, ils se moquaient de l'innocent Frobert et faisaient de lui leur jouet. L'aimable patient ne s'offensait jamais de ces petites injures, prêt à passer pour fou devant les hommes, s'il le fallait, pour ne jamais cesser d'être sage devant Dieu; il avait pris pour devise ce mot du psalmiste : «Je suis devant vous, comme l'animal privé de raison». Teudolène poussa la plaisanterie trop loin; un jour que son ami était venu le visiter, il le pria d'aller trouver un frère et de lui demander un circinus (compas, écritoire, meule), dont il avait besoin pour écrire. Frobert y courut plutôt qu'il n'y allait, tant il était désireux de faire plaisir. L'autre moine, qui connaissait sa simplicité et était du complot, au lieu de lui mettre à la main un instrument pour écrire, lui passe dans le cou une meule de moulin, et lui commande de la porter à Teudolène. Frobert la reçut, et accablé sous ce faix pesant, à peine pouvait-il mettre un pied devant l'autre. En cet état, il rencontre l'abbé Walbert, à qui quelques frères étaient allés dire le fait pour qu'il pût jouir de ce spectacle. Le vénérable abbé, voyant cette pauvre brebis de Jésus Christ tant accablée, et la moquerie des autres, fut mécontent; néanmoins, excusant la douce innocence de l'un et la légèreté téméraire des autres, il lui commanda de déposer son fardeau, et lui demanda ce qu'il faisait là. Frobert répondit qu'il portait ce qu'on lui avait demandé pour écrire. Cette candeur toucha tellement le cÏur de l'abbé qu'il en versa des larmes. Ensuite ayant fait venir Teudolène et ses complices, il leur fit une rude réprimante et leur enjoignit une pénitence pour leurs méfaits. Depuis ils furent plus réservés.
Après plusieurs années passées à Luxeuil, Frobert avec la permission de son abbé, et sur l'ordre de son évêque, vint à Troyes, visiter ses parents.
Après être demeuré quelques jours en la maison de son prélat, il lui demanda la permission de s'en retourner; mais l'évêque le retint, ne voulait pas priver plus longtemps son diocèse de cette brillante lumière. Le jeune moine ne diminua pas pour cela ses austérités, et comme l'envie noircit ce qui est plus blanc la neige, elle taxa d'hypocrisie des jeûnes si extraordinaires, osant avancer que si on épiait Frobert, on s'apercevra qu'il ne restait point, comme le bruit en courait, plusieurs jours de suite sans prendre de nourriture. Telle fut pourtant en réalité la rigueur de ses abstinences, pendant trois ans. Au bout de ce temps, l'évêque voulut savoir comment il passerait le Carême qui approchait. Il lui donna donc une retraite contiguë à lÕéglise pour y vaquer à ses dévotions et y passer le temps du jeûne. Or, souvent ce prudent évêque venait à l'improviste en sa cellule, désirant découvrir combien il était ardent à la sainteté, et surtout abstienne en ses jeûnes, pour lesquels Dieu lui avait donné une grâce toute particulière. Il reconnut alors la malice des calomniateurs et la vertu sincère du saint.
Depuis ce temps, sa renommée éclata encore plus : on sut qu'il avait le don des miracles; des multitudes de malades eurent recours à lui. Mais l'homme de Dieu, craignant qu'on n'attribuât quelque chose à ses mérites, se contenta de bénir de l'huile et d'invoquer le nom de Jésus sur les malades en les oignant de cette huile, et aussitôt ils recouvraient la santé. De même, il était si puissant à chasser les démons que, lorsqu'il faisait le signe de la croix sur le front ou la poitrine des possédés, les malins esprits s'enfuyaient aussitôt. C'était sa coutume de parler peu de lui-même avec ses amis; craignant la réputation que ses miracles lui faisaient, il forma la résolution de fuir le monde et de se retirer dans une solitude. Il s'adressa au roi Clovis II et lui demanda une terre marécageuse, située aux environs de Troyes et appelée de temps immémorial l'Île des Germains. Clovis lui accorda volontiers ce lieu qui faisait partie du domaine royal, et deux ans après, Clotaire III, son fils, délivra, à la prière de la reine sainte Bathilde sa mère, un acte authentique de cette concession; cet acte se conserva longtemps dans les archives du monastère de Celle. L'Île des Germains était pleine d'étangs, de broussailles, d'herbes; elle était inculte, peu fréquentée des hommes, mais beaucoup des bêtes sauvages et des reptiles. S'appuyant donc sur ces privilèges des rois, mais plus encore sur la faveur de Dieu, qui le conduisait, Frobert s'achemina vers ce lieu retiré, qu'avec grande diligence il dessécha et défricha; et lorsqu'il l'eut ainsi disposé, il y bâtit une cellule avec un petit oratoire; là, retiré avec un petit nombre de moines, il vivait en la contemplation de Dieu, d'une manière plus angélique qu'humaine. Il fit bâtir d'autres cellules près de la sienne, en augmenta le nombre tous les jours, et consacra à l'agrandissement de son monastère son patrimoine qui était assez considérable, quoique ses parents fassent de condition médiocre. Beaucoup d'autres personnes apportèrent aussi leur fortune, en entrant dans cette sainte maison, de sorte qu'elle devint aussi florissante par sa prospérité temporelle que par la piété des moines et de leur abbé : Montier-la-Celle3 (le monastère des Cellules) devint comme un autre Luxeuil. Le gouvernement de ce monastère n'était pas la seul objet des soins de Frobert : il allait souvent dans un monastère de jeunes filles, établi à Troyes, sous le nom de Saint-Quentin; il le dirigeait, entrait dans les plus minces détails, et opérait souvent des miracles, lorsque la charité le demandait; mais il n'y entrait jamais qu'accompagné d'un moine, quelquefois même il invitait des étrangers à y manger. Un jour qu'il y avait, selon son habitude, rassemblé plusieurs pauvres à qui il distribuait d'abord la parole de Dieu pour nourrir leurs âmes, puis des aliments et du vin pour soutenir leurs corps, deux vaisseaux de vin que sa charité avait vidés se remplirent miraculeusement et débordèrent.
Dieu lui accorda plus d'une fois la faveur de s'élever au-dessus du monde visible pour entrevoir les secrets du ciel. Un jour qu'il était en conférence spirituelle avec un autre abbé, Theudécaire, il entendit les chÏurs célestes qui chantaient les louanges de la très sainte Trinité. Ravi par la douceur d'un tel chant, il obtint que son compagnon l'entendît aussi, et c'est par le récit de ce dernier que la merveille fut connue. Il se rapprochait de la patrie céleste par l'âge, autant que par ses vertus. Il avait alors près de soixante-dix ans. Vers la fin du mois de décembre 672 il sentit ses forces s'affaiblir. Dieu lui ayant révélé le jour de son heureux décès, il en fit part à ses disciples, et comme ils fondaient tous en larmes, il s'efforça de les consoler, disant qu'ils devaient le féliciter et non le plaindre, puisqu'il allait quitter l'exil pour rentrer dans la patrie; il ajouta qu'il serait plus à même de prier dans le ciel que sur la terre. Puis il les conjura de garder fidèlement la règle de leur saint institut qu'il leur avait enseignée par ses paroles et par ses Ïuvres. Il croyait qu'il allait mourir le jour de la Nativité de notre Seigneur; mais comme Abbon, évêque de Troyes, ne put, à cause de la solennité de ce jour, consacrer la nouvelle église, que le saint avait fait construire, beaucoup plus vaste que la première, où il devait être enterré, Dieu exauça ses désirs et il apprit par révélation que sa mort serait différée de huit jours. En effet, la veille du jour où l'on célèbre la Circoncision de notre Seigneur, le saint abbé sentit sa dernière heure approcher. Il fit de nouvelles exhortations à ses disciples; vers le déclin du soleil, Lupellus, son disciple et son historien, lui lisant l'évangile, quoiqu'il fût lui-même malade, reçut sa guérison par le mérite de ce bon maître. Pendant toute la nuit, Frobert demeura en oraison. Après Matines, il fit appeler ses bien-aimés disciples, et pendant qu'on lui lisait la Passion du Sauveur, cette âme sainte, détachée de la terre, s'envola vers Dieu le 1 er janvier 672.
Wallin, son neveu, qui lui succéda en qualité d'abbé, courut aussitôt annoncer sa mort au monastère de Saint-Quentin; ces saintes filles se répandirent en larmes, soupirs et sanglots, et l'abbesse, émue de grande pitié, sortit contre son ordinaire pour venir assister aux funérailles de son supérieur et père : ce fut elle qui prit soin de lui trouver un tombeau de pierre proportionné à sa taille; car il était d'une haute taille et stature, et d'un visage fort agréable aux regards. Toutes choses étant préparées pour ce funèbre convoi, l'évêque de Troyes, au milieu d'une affluence innombrable, ensevelit la saint corps dans lÕéglise qu'il venait de consacrer le jour même.
Il s'opéra de nombreux miracles au tombeau de saint Frobert, et la renommée les publiant attira un grand concours de pèlerins qui venaient implorer son intercession. Mais cette piété se refroidit par suite des invasions des Barbares et des troubles qu'elles occasionnèrent : le culte du saint tomba, ainsi que son église. L'évêque Prudence la releva vers 854; les saintes reliques furent transférées dans cette nouvelle église par Otulphe, évêque de Troyes. De nouveaux miracles ranimèrent la dévotion des fidèles, et le souvenir de cette translation fut consacré par une fête qui se célébrait le 6 janvier.

1 Flaubert, Flobert, Frodobertus.

2 Ragnégisile fut élevé sur la chaire épiscopale de Troyes vers 631.

3 On écrivait Moustier-la-Celle avant le XVIII siècle.